Ce 20 juin 2021 est la 40 ème commémoration du soulèvement populaire du 20 juin 1981 qui, de Casablanca, s’est élargi à d’autres villes marocaines. C'est à Casablanca que la colère a commencé comme pour le soulèvement du 23 mars 1965. Cette ville industrielle et commerciale, comme l'écrit André Adam dans son livre "Casablanca", a été l’œuvre de la France en 1907. Les français « se sont appuyés à la mer qui les reliait à la mère-patrie comme une sorte de cordon ombilical » et les marocains « ont été pour quelques décades, dépossédés de leur destin ».
Cette ville de densité importante est marquée, depuis l’ère coloniale, par une dichotomie entre l’Est et l’Ouest. Guy Léonard écrivait en 1980 « Tandis que l'Est-Sud-Est de la ville de Casablanca est réservé aux secteurs les plus directement productifs, regroupant à la fois les entreprises et la force de travail, l'Ouest de l'agglomération a été, en partie, accaparé par les classes aisées coloniales puis nationales et étrangères ». Les quartiers Est, le plus souvent pauvres, ont été marqués par l’exode rural à l’instar de Hay El Mohammadi où sont nés, dès 1971, les chants protestataires du Groupe Nass Elghiwane. Plusieurs d’entre eux y résidaient.
Ce groupe est né au début d'une décade des années soixante-dix marquée par des soulèvements, répressions, injustices et mépris quasi annuels. A titre d'exemples:
- Arrestations continues depuis décembre 1969 de militants de l’UNFP dont deux d’entre eux ont été livrés par Franco. Leur procès s'est ouvert le 14 juin 1971. Le verdict a été prononcé en septembre de la même année: plusieurs condamnations à mort par contumace, des peines d'emprisonnement à la perpétuité et à de longues années de prison. Moujahid Kassem, l'un des détenus, meurt en prison sous la torture.
- Juillet 1971 et Août 1972, deux coups d’Etat avortés qui ont mis en lumière la corruption qui règne au Palais royal. En 1972, lors du procès de Kénitra, le lieutenant-colonel Amokrane et le commandant Kouira ont politisé le procès malgré les interdictions du président du tribunal. Ils ont plaidé coupables d'avoir voulu attenter à la vie du roi, renverser le régime et instaurer la République.
- Plusieurs manifestations des étudiants pour la démocratie depuis 1972. Leur procès aura lieu à Casablanca en 1973.
- Mars 1973 : des militants de la branche armée de l'UNFP (Tanzim) traversent la frontière algéro-marocaine au début du mois de Mars 1973, rejoignant l'Atlas pour mener une action armée d'envergure contre le régime marocain. Mohamed Bennouna sera assassiné. Lors du procés de Kénitra, plusieurs condamnations à de très lourdes peine de réclusion, 16 condamnations à morts exécutées. Plusieurs de ces victimes avaient rejoint et combattu dans le rang des forces Palestiniennes contre le sionisme.
- Décembre 1975 assassinat d’Omar Bengelloun à la porte de son domicile.
- Procès de Casablanca en 1977 des militants d’Illa Al amam : tortures, emprisonnements pour de longues durées dont celui de Abraham Serfaty qui restera 17 années en prison. Abdelatif Zeroual meurt sous la torture, Saïda Menebhi décède en prison en décembre 1977 en raison de manque de soins.
Contestations pour revendiquer le droit, la justice, la liberté et dénoncer la corruption institutionnalisée. Protestations qu’expriment les chants de Nass El Ghiwane. Mohamed Dernouby et Boujemaâ Zoulef écrivent, avec beaucoup de précision et de références, un article en décembre 1979 sous le titre « Naissance d’un chant protestataire : le groupe Marocain Nass El Ghiwane ». Il a été publié dans la revue « Peuples Méditerranéens » de juillet-septembre 1980. Ce groupe Nass El Ghiwane a brassé, écrivent-ils " des apports géo-culturels: berbère, arabe, africain, européen..." . Pour ces auteurs, ce groupe « a, entre autres, pour ambition, de fixer le moment, le lieu et la manière de l'apparition d'une activité culturelle et artistique qui a servi et sert encore à refuser l'hégémonie culturelle d'une classe ». Sa dimension contestataire a une emprunte certaine sur les populations. Ce groupe a réinventé, selon eux, une « manière et un style » qui s’articule à une situation politique dans tout le Maghreb « parcouru par des secousses politiques ». Nass Elghiwane par leurs actions culturelles ont aussi donné le droit au peuple de parler en réorientant « la pratique du chant vers ses bases populaires et en direction des origines ». Au contact de textes poétiques anciens, ce groupe « n’a fait selon son propre dire, que transposer leur thématique d’un mode d’expression à un autre ». Il ne s’agit pas d’une nostalgie passéiste mais plutôt via un retour à la tradition, de « saisir par soi les mouvements de transformation qui parcourent la société marocaine. »
Cette étude riche qui mérite d'être lue quelle que soit la position de chacun(e) sur son approche analytique, est un plaidoyer contre les systèmes dominants que reflètent les chansons de Nass El Ghiwane. Les auteurs y abordent plusieurs points à partir d’une approche socio-politique globale et en se référant à des exemples précis des chants de Nass Elghiwane: le retour de "l'esthétique rurale", les vécus des populations, la notion de solidarité, la vie citadine et la vie rurale, la culture dominante et son impact dans la société, les notions d’authenticité et de modernité… La colonisation française explique-t-elle à elle seule ce déphasage culturel au sein de notre société ? Certes non. Les classes sociales dominantes l’ont perpétué volontairement ou non en installant l’oubli d’une culture authentique au nom d’une « modernité » universelle. Les notions de modernité, souvent confuses, en tous les cas imprécises, comportent "des implications idéologiques et incitent à postuler un « état final » défini de manière unique (la version occidentale) » comme l'écrit Georges Balandier dans "Réflexions sur une anthropologie de la modernité".
C’est contre cette domination et aussi ce mimétisme culturel que Nass El Ghiwane prêtent leurs voix en inventant une autre forme de contestation, refusant, comme l’écrivent les auteurs de l’article cité, « l’hégémonie culturelle d’une classe, d’un groupe dominant ou d’un modèle étranger ». Il ne s’agit pas d’autarcie mais d’ouverture aux diversités en dehors des frontières marocaines à partir d’une authenticité marocaine dont les diversités culturelles sont l’identité d’un peuple. C’est en grande partie par le théâtre de Tayeb Saddeki, dont le groupe Nass El Ghiwane faisait partie, que la culture authentique marocaine a progressivement combattu l’oubli. Ces chants protestataires parlent à la population et le rythme comme les instruments y sont pour beaucoup (Gnawa, la transe, Guembri, Tabla…). Ils parlent à leur identité retrouvée et, surtout, la sort du silence où on voulait la garder. Elle s’extériorise, elle se dit, elle s’impose sans revenir à l’archaïsme mais en la conduisant vers sa modernité propre. C’est une Résistance aux dominants culturels, sociaux et politiques. Cette résistance ne s'exprime-t-elle pas, entre autres, dans l’une de leurs chansons " غيرْ خُودُونِي " (« Allez, emparez-vous de moi »), n’est-ce pas l’expression de la répression sans fin ? Mais la musique n'est pas triste, elle est entraînante. La sauvagerie répressive détruit mais ne met pas à genou.
قلبي جا بين يدين حــداد "
حداد ما يْحنْ ما يشفق عليه
ينزل ضربة عل الضربة
"وإلى برد زاد النار عليــــــه
« Mon cœur est entre les mains d'un ferronnier
Le ferronnier n’éprouve ni tendresse ni compassion
Il assène un coup après l’autre
Et, si le fer se refroidit, il l’attise sur le feu »
Mais, rajoutent-t-ils
حق المظلوم أنا ما نسلم فيه
« Le droit d'un opprimé jamais je n'abandonnerai"
Malgré la répression farouche, les injustices flagrantes, tous les peuples résistent au non-droit et à la soumission.
Dans leur chant sur la Palestine "عتقوها أمي فلسطين", (Libérez-la, ma mère Palestine) où ils s’insurgent contre le sionisme et les pouvoirs arabes dominants, Nass El Ghiwane entonnent : " كل قطرة من دمنا تفوي ف حق الإنســـــان " (Chaque goutte de notre sang renforce les droits humains).
Ces cinq défenseurs de l’identité et de la liberté sont originaires pour la plupart de Casablanca qui du 18 au 23 Juin 1981 a été le théâtre d’émeutes sanglantes en particulier le 20 juin. La raison: une augmentation de 40% des prix des denrées alimentaires de base que le pouvoir décide pour répondre au programme d'ajustement structurel décrété par la Banque mondiale et le FMI. Pour avoir contesté cette augmentation, la répression s’est abattue sur des citoyens qui manifestaient pour leur dignité alors qu’une richesse indécente, la corruption et l’impunité gangrènent la société et nuisent à la stabilité sociale : chasse à l’homme, principalement des jeunes et des chômeurs, un millier de morts jetés dans les fosses communes, des centaines d’arrestations, de tortures… pour finir avec une parodie de justice.
La solidarité internationale s’est traduite par différents articles de presse en particulier en France et en Espagne ainsi que des communiqués de juristes internationaux tant sur la répression lors de ces évènement que sur l’iniquité des procès qui ont suivi. Le rapport de Maître Mignard insistait dans sa conclusion sur l'état très préoccupant des libertés publiques et privées au Maroc. La répression s’est abattue sur toute la population n’épargnant ni adultes ni jeunes, ni enfants : « Un enfant marocain n'est pas seulement la propriété du peuple marocain, encore moins de l'Etat marocain, mais il est une part constitutive à lui tout seul du patrimoine de l'humanité toute entière. (…). C'est donc un problème qui doit intéresser l'humanité toute entière. »
Ces solidarités nationale comme internationale, les engagements et combats des militants des droits humains ont fait reculer, au début des années 1990, la pratique répressive sauvage du pouvoir. Mais, la nature du régime, un système politique inchangé, l'impunité des responsables des exactions passées ont remis en cause certains acquis arrachés de longues dates par les démocrates et ont ouvert progressivement depuis plus de 10 ans la voie de la récidive à une pratique liberticide et répressive. Cette récidive, constitutive de l’impunité, s’adapte aux circonstances et aux intérêts du moment en particulier avec l’étranger.
Quarante années après ces journées de juin 1981 et pendant cette période de crise sanitaire mondiale, la dégradation des droits humains semble ne plus avoir de limite. On emprisonne et torture des défenseurs des droits humains et de la liberté d’opinion, des universitaires, des journalistes, à l’instar de Omar Radi et Soulaiman Raissouni en préventive depuis un an. Les audiences ont été à maintes fois repoussées. A ces pratiques répressives, s’ajoutent des propos diffamatoires dont l’objectif est d’attaquer l’intégrité de ceux qui ne veulent pas se soumettre, comme dans le cas de Soulaiman Raissouni, arrêté le 22 mai 2020. En grève de la faim depuis plus de deux mois et alors qu’il risque de mourir, l’administration pénitentiaire déclare que sa santé n’est pas dégradée, alors que, comme le rappelle le communiqué du Comité de soutien-France du 2 juin 2021, «ses proches peuvent témoigner de son état (il a perdu plus de 32 kg et perd de plus en plus souvent conscience), tout comme le président du syndicat national de la presse marocaine (SNPM) qui lui a rendu visite et s’est entretenu avec lui tout récemment ». Et, c'est en raison de son état de santé que le procès qui s'est ouvert ce 11 juin sera reporté. Comme le souligne le communiqué de l'A.F.P., toujours en grève de la faim, amaigri, affaibli, ne pouvant se tenir debout, Soulaimann Raissouli a déclaré : "vous pouvez me sortir de prison pour me renvoyer chez moi, mais c'est moi seul qui décide d'aller de la prison au tombeau". Pour la sixième fois la Cour d'Appel de Casablanca et le pouvoir font le choix de ne pas assister une personne en danger de mort en refusant sa demande de liberté provisoire.
Depuis ces révoltes populaires de Juin 1981, les contestations se sont accentuées et ont atteint toutes les villes et tous les villages marocains, même si le cœur des contestataires pour la liberté reste « entre les mains du ferronnier ». Chaque contestation, chaque cri pour la liberté et la dignité quels qu’en soient la forme et les résultats immédiats renforcent les droits humains qui sont « un garde-fou contre la barbarie » comme disait Louis Joinet en 2012.
Face à ce spectacle de dégradation des droits humains (sociaux, éducatifs culturels et politiques) qui aiguisent de plus en plus la fracture sociale, les slogans et revendications des Mouvements de contestation en particulier depuis le Mouvement du 20 février 2011 et le Hirak populaire de 2016 à 2018 n’ont-ils pas leurs corollaires dans les chants protestataires entonnés depuis 2017-2018 dans les stades de football non seulement à Casablanca où ils sont nés et dans plusieurs villes marocaines, mais aussi au Caire, en Algérie, en Tunisie ? Le chant protestataire continue à soulever des foules qui s’y reconnaissent : chant pour la Palestine dénonçant le sionisme et les gouvernements arabes; chant contre l'injustice, la corruption du pouvoir"فبلادي ظلموني" (Dans mon pays, on m'a fait du tord).
Lorsque la musique, l’art et le chant expriment l’authenticité, les réalités sociales des laisser pour compte, lorsqu’ils signifient la résistance aux dominants sans scrupules, lorsqu’ils chantent « la liberté, la Justice, la paix ne mourront pas », c’est une prise de conscience qui épouse le ressenti et les convictions d’une grande partie des populations. L’Art participe à la prise de conscience de l’injustice.
L’expression par le chant, la musique, le théâtre ou le cinéma n’est-elle pas plus proche des populations que l’expression d’une prise de position, d’un écrit ou d’une intervention quelle que soit sa portée militante et progressiste ainsi que sa nécessité ?
Pour Maroc Réalités
Hayat Berrada-Bousta