En 1966, après l’enlèvement le 29 octobre 1965 puis l’assassinat de Mehdi Ben Barka, l’Editeur François Maspéro publie « un article inédit, écrit en décembre 1963 pour la Revue Africaine qui restera à l’état de projet ». Suite à différents entretiens avec des responsables du Tanganyika, de Guinée, de la République Arabe Unie, de l'Algérie et du Maroc, Mehdi Ben Barka avait proposé la création d’une revue dont le but serait de démystifier, informer et clarifier le sens de l’indépendance et les dangers du système néocolonial. Cette nécessité de clarification, d’analyse et de précision est d’autant plus importante, écrira-t-il, que « actuellement l'ennemi change de tactique. Il devient plus difficile de le détecter et de l'isoler ». Pour se renforcer, il consolide ses alliés locaux dans les pays nouvellement indépendants qui « sont en proie aux difficultés innombrables résultant de la reconversion des économies et des structures coloniales et semi-féodales ». En 1960, dans son intervention à Tunis, il déclare : « Notre analyse des manifestations néocoloniales en Afrique restera incomplète si ne nous soulignons pas les dangers que constituent les forces réactionnaires nationales ». Aussi, est-il urgent, selon Mehdi Ben Barka, de démasquer toutes les formes d’impérialisme « pour dégonfler les fausses idéologies du néo-libéralisme, du pseudo-socialisme, ou autres « ismes » artificiellement créés qui foisonnent et se diversifient dans l'état actuel de confusion. »
Pour cette revue, il écrit en décembre 1963 un article qui ne sera pas alors publié, « l’Afrique au-delà de l’indépendance »
La politique néocoloniale
Dans « l’Afrique au – delà de l’Indépendance », Mehdi Ben Barka aborde la nécessité de clarification de ce que représente le néocolonialisme et ses alliés locaux ainsi que ses dangers pour le développement non seulement au Maroc mais dans tous les pays africains nouvellement sortis du colonialisme. Il réaffirme ses points de vue sur le colonialisme, le développement, le socialisme, thèmes qu’il a souvent abordés avec précision mais aussi passion dans ses interventions depuis 1957 et jusqu’en 1965, année de sa disparition. Il souligne, dans cet article, la nécessité de faire le point sur ces indépendances en ce début des années 60 : « Avec la décade de 1960, nous sommes entrés dans une nouvelle phase historique et de sa lutte pour la liberté et le progrès. Il s’agit, d’évaluer cette lutte de libération pour savoir « si toutes ces libérations ont été obtenues par la victoire sur le colonisateur, ou en collaboration avec lui. ». Il retient 2 constats :
- Le temps long qu’a pris la libération des pays d’Asie, du Moyen Orient, du Maghreb contrairement au temps court « qui a vu naître les Etats du reste de l’Afrique ». Des pays de plusieurs régions d’Afrique se sont libérés en moins de deux ans du joug colonial. Ce qui, au-delà de son importance, « a introduit déjà un changement certain dans l’équilibre stratégique et politique international ».
- « Les répercussions structurelles de cette libération sur l’impérialisme mondial et son fondement le capitalisme.» L’impérialisme change progressivement de stratégie pour faire en sorte que la libération des anciens pays colonisés puisse améliorer le capitalisme.
Selon Mehdi Ben Barka « ce qui n’était qu’une tendance de l’impérialisme entre les deux guerres(…) est devenu une politique conçue avec clarté et appliquée avec persévérance ». Pour lui, ces changements ne répondent pas seulement à sa politique extérieure, mais sont « l’expression d’un changement profond dans les structures du capitalisme occidental ». L’Europe occidentale, après la seconde guerre mondiale a adapté son économie à l’économie américaine et adopté les relations de l’Amérique avec le monde, voulant avoir son Amérique Latine : « L’Afrique serait-elle l’Amérique Latine de l’Europe ? » Dès lors il est urgent de sortir réellement de cette dépendance et rentrer dans l’ère du développement. En 1960 à Tunis, il déclare : « Il ne s’agit pas seulement de la liquidation des séquelles de l’occupation coloniale. Notre souci majeur est de mettre notre pays au travail pour son édification économique, sociale et politique ». Dans cet article de 1963, il réitère cette nécessité. Pour lui, Il faut que les masses africaines prennent conscience que « l'indépendance a un but, que sa valeur se mesure à l'usage qu'on en fait pour l'incitation à la croissance et au développement ».
Quel Développement ?
Avant d’aborder la signification du développement, Mehdi Ben Barka met l’accent, dans cet article, sur la résonance émotionnelle que doit contenir ce mot « développement », une résonance identique qu’avait couvert le mot « indépendance ». Cette nécessité de développement doit être une revendication essentielle pour que les masses populaires ne se démobilisent pas après leur enthousiasme au lendemain de l’indépendance politique. Pendant le combat contre le colonialisme, le seul objectif était de se débarrasser du colon, récupérer en tant qu’Africains son territoire spolié. Les contradictions sociales, les situations de misère…n’étaient pas une priorité. Mais « Le temps où la revendication de l'indépendance pure et simple était progressiste est révolu. La seule revendication révolutionnaire actuelle est le développement réel, total et harmonieux de l'Afrique ».
L’Afrique au-delà de l’indépendance est une Afrique qui se reconstruit, qui doit se développer.
« Quand on n’a en esprit qu’un aspect secondaire(…) même quand celui-ci est aussi primordial que le niveau de vie…on se fait une idée fausse du développement. (…) Il y a un aspect humain, social et culturel qu’il est absolument nécessaire de circonscrire pour arriver à une définition adéquate. » Il ne faudrait pas, écrit Mehdi Ben Barka « se laisser abuser par des îlots de prospérité que nous constatons çà et là en Afrique ». Surtout si ces îlots sont la construction de techniciens étrangers et que le développement industriel n’est en fait que la possibilité pour les grandes compagnies européennes de s’installer en Afrique. Il faudrait se débarrasser de cette politique néocoloniale qui « d’un côté accorde de cœur léger l’indépendance politique et, au besoin, crée des Etats factices dont l’indépendance n’a aucune chance de devenir réelle ». Une balkanisation de l’Afrique qui engendre des conflits fratricides interafricains. D’un autre côté, cette politique néocoloniale « promet un relèvement du niveau de vie dont les bases objectives sont en dehors de l’Afrique[1] ».
Mehdi Ben Barka souligne que la politique impérialiste menée par les Etats Unis est, pour les puissances européennes, « une tendance nouvelle …par rapport à la colonisation de peuplement » D’où la nécessité de juger les propositions des anciennes puissances coloniales et la position des chefs d’Etat africains face à cette nouvelle donne. « Le temps où la revendication de l’indépendance pure et simple était progressiste est révolu. La seule revendication révolutionnaire actuelle est le développement réel, total et harmonieux de l’Afrique ». C’est la tâche au-delà de l’indépendance.
Le choix pour le développement : le socialisme
Pour Mehdi Ben Barka, c’est la voie socialiste qu’il faudrait suivre. Il souligne la fascination des masses africaines pour la révolution chinoise du fait que la Chine au même point de dénuement que les pays africains « est le seul pays depuis la guerre qui ait conquis son indépendance contre l’étranger et se soit lancé résolument dans les voies du développement réel » Son développement, souligne Mehdi Ben Barka, était intrinsèque, décidé, élaboré et réalisé par les Chinois et non par des étrangers.
Pour Mehdi Ben Barka une politique agraire révolutionnaire dans les pays où la structure féodale doit être éradiquée est indispensable au développement et, écrira-t-il, « toute politique, en Afrique, qui ne passe pas par la destruction radicale des structures féodales et capitalo-coloniales ne peut que faire le jeu du néocolonialisme, malgré ses prétentions à l’industrialisation et à la planification. » En 1960, dans son intervention à Tunis citée plus haut, il insistait sur le rôle que devraient jouer la paysannerie et la classe ouvrière dans le développement : « Dans cette édification économique et sociale de l’Afrique nouvelle, nous devons insister sur le rôle prépondérant de la classe ouvrière et de la paysannerie organisée.»
La question du pouvoir
Pour que ce développement soit favorable aux masses populaires se pose la question du pouvoir. Mehdi Ben Barka revient, dans cet article, sur la nécessité de la participation citoyenne pour le développement qui ne doit pas être décidé et pris en main par les Etats ne représentant pas « l’expression des masses laborieuses et se trouve souvent sous l’influence de groupes d’intérêts internes ou externes ».
Pour un développement intrinsèque, libéré des politiques néocoloniales, le choix idéologique est le socialisme dont il faudrait appliquer le contenu au-delà de l’utilisation du terme. Pour que le socialisme ne soit pas un vain mot dévoyé de son sens par un capitalisme d’Etat, il faudra aborder la question du pouvoir : « C’est alors le problème du pouvoir lui-même qu’il s’agit de résoudre correctement avant de s’engager sérieusement dans l’édification socialiste. ». Mehdi Ben Barka en souligne les caractéristiques pour mettre en place des institutions qui permettent « le contrôle démocratique des masses sur l’appareil d’Etat » ainsi qu’une structure économique qui « déracine les fondements de la domination impérialiste et de la bourgeoisie nationale ».
« Le colonialisme » dira-t-il à Tunis en 1960 « n’a pas été uniquement un fléau pour les peuples colonisés, par les luttes d’influence qu’il favorise, par les dissensions et les guerres qu’il provoque inévitablement, il a été néfaste pour les peuples des pays colonisateurs eux-mêmes. » La libération en Afrique garantit un avenir d’aide et de coopération mutuelle ainsi que de paix.
L’union africaine, une nécessité pour contrecarrer la stratégie néocoloniale
Ce combat, avait-il déclaré à Tunis en 1960, nécessite la solidarité entre toutes les forces populaires et les peuples d’Afrique : « Pour répondre à la solidarité coloniale, il faut promouvoir une solidarité des peuples africains qui renforcera notre lutte, à la fois à l’intérieur contre les forces réactionnaires et à l’extérieur contre les manœuvres impérialistes. »
Mehdi Ben Barka conclut cet article par cette nécessité d’union africaine. Selon lui, l’Organisation de Union africaine doit être au cœur de l’entreprise de développement en « constituant un interlocuteur à l’échelle continentale face aux blocs économiques extérieurs.» Pour Mehdi Ben Barka, un pays à lui seul ne pourra pas contrecarrer les politiques impérialistes et néocoloniales : « L'Union des forces de progrès à l'intérieur de chacun de nos pays, en Afrique, et dans le monde, sera la garantie de cet avenir d'aide mutuelle, de coopération, et de paix que nous appelons de tous nos voeux. » N’était-ce pas l’objectif de la revue africaine qui aurait pu rassembler les projets, les analyses, les actions de différentes forces progressistes
Il est important, insiste-t-il dans cet article inédit de 1963, que cette unité africaine prenne forme « depuis la création de l’OUA à Addis-Abéba[2] » et qu’elle soit l’expression d’une véritable volonté de libération et de progrès, au-delà des indépendances. En février 1965, il souligne dans son article « l’OUA devant l’épreuve du Congo », les différends entre les pays d’Afrique et s’interroge sur l’avenir de l’Organisation : « Jusqu'à quel point la coexistence est-elle possible au sein de l'O.U.A. entre les régimes d’indépendance complète et les structures néo-colonialistes sans qu'en souffre le développement du mouvement révolutionnaire dans le continent africain ? »[3]
Dans cet article, plusieurs points sont des bases d’échanges au regard de la situation actuelle: dépendances économiques, développement, démocratisation… Pour exemple, en ces années 2000, nous connaissons les effets catastrophiques pour l’équilibre et la paix en Afrique de cette balkanisation soulignée par Mehdi Ben Barka en 1963 ainsi que la volonté toujours actuelle des anciens pays coloniaux de « décider » pour l’Afrique qu’ils tiennent sous leur dépendance avec l’appui de leurs alliés locaux au pouvoir. En atteste l’exemple en particulier du CFA[4] dont la France maintient toujours son rôle officiel de garant malgré le changement de nom en ECO : « si certains symboles gênants, associés au franc CFA, vont disparaître, les liens de subordination monétaire sur le plan légal et sur le plan de la conduite de la politique monétaire restent en place. » comme le signalait le Communiqué des intellectuels africains le 6 janvier 2020. -
Hayat Berrada-Bousta
Pour Maroc Réalités
[1] - Souligné par nous
[2] - La Charte de l’OUA fut proclamée en mai 1963
[3] - Article rédigé en arabe en 1965 à Alger paru dans la revue « Talia » du Caire (N°2). En français dans l’Edition Maspéro-1966.
[4] - Initialement « Colonies françaises d'Afrique », le Franc CFA deviendra après les indépendances africaines en 58-60 « Communauté française d'Afrique » et en décembre 2019 sera renommé « Eco ».