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Abdelghani Bousta et la question d'intégrisme et de démocratie au Maroc

En 1995, suite à la sollicitation de Sadek Hadjeres[1], Abdelghani Bousta publie un article intitulé « Intégrisme ou démocratie au Maroc ? » dans la revue Hérodote. Cet article met en exergue  les facteurs socio-économiques et politiques de l’intégrisme et s’interroge «  sur l'état de la démocratie au Maroc ».

Quel est ce « terreau socio-économique » ?  Une absence de plan de développement véritable et  la priorité des liens avec l’étranger. 

L’économie du pays, écrit Abdelghani Bousta, « dominée par des relations de type  néocolonial » favorisant des liens avec l’étranger souffre de la  désarticulation de ses principaux secteurs d’activité.  Ces liens «  sont bien plus solides que ceux qui existent entre eux sur le marché intérieur ». Il souligne l’absence de plan de développement du pays dont la dette extérieure « atteint 75% de la production intérieure brute » avec une croissance économique faible et une démographie galopanteDès le début des années 80, « tout plan de développement a été abandonné au profit du "réajustement  structurelrecommandée par le F.M.I.».  Ces choix économiques développent des privatisations délabrant   le service public   et faisant «  passer les richesses nationales accumulées depuis l'indépendance aux mains d'une minorité de privilégiés ». 

Rappelons que cette fracture sociale, qui s’aiguise de plus en plus avait été soulignée par Guy Léonard dans son étude  sur les « Trois douars urbains de Casablanca » en mai 1981, à la veille des manifestations populaires  qui avaient eu lieu le 20 juin 1981 dans plusieurs villes du Maroc et principalement à Casablanca.

Selon Abdelghani Bousta, cette politique de domination entretenue,  la fracture sociale et  l’indécence des plus aisées sont des « facteurs influents » dans la montée des intégrismes qui «religieux, ethniques et politiques ne naissent pas du néant. Aussi bien historiquement qu'à l'époque actuelle, ils se développent à l'ombre de la crise et à la faveur de la conjugaison de plusieurs facteurs sociaux économiques, politiques, culturels et psychologiques ». Dans ces conditions et sans perspective, les couches les plus défavorisées se replient sur elles-mêmes : «  l'alternative est dans le retour à plusieurs siècles en arrière pour refonder des modèles historiques fermés, garants de solutions de rechange. » 

Les mouvements intégristes instrumentaliseront cette réalité socio-économique « doublée d'une hégémonie idéologique et culturelle, matraquée tous les jours par la propagande officielle, conjuguant  frustration  matérielle avec aliénation et frustration morale ».

Genèse et stratégies des mouvements intégristes 

Le Maroc, écrit Abdelghani Bousta,  a été traversé par tous les courants de l’Islam « avant que la doctrine sunnite ne s'impose comme doctrine officielle ». Les traditions de différents courants et tendance de l’Islam  étaient perpétuées durant l’époque coloniale par  les Zaouias (sanctuaires religieux), qui   ont joué un  rôle soit au côté du mouvement de libération, soit au profit du colonialisme.  Il donne l’exemple de la Zaouia Derkaouia, qui avait « promulgué une "fatwa" pour excommunier le dirigeant de la révolution du Rif Abdelkrim El Khattabi considéré comme athée et agent du communisme ».

A l’indépendance, le Mouvement National devenu une  force politique «  fit reculer et disparaître toute forme de mouvement islamiste politique. Le Maroc resta en dehors des mouvements intégristes qui secouaient le Moyen-Orient ». Cependant,  suite à la répression contre leurs militants et l’exécution de leur leader,  les frères musulmans égyptiens se réfugient pour la plupart  au Maroc en 1965 et « entreprirent des contacts dans le milieu des enseignants, recrutant en particulier le fondateur du mouvement islamiste au Maroc: Abdelkrim Motiâ, inspecteur général de l'enseignement ». Ce dernier, rappelle-t-il, crée  en 1969, avec une dizaine de membres fondateurs, le "Mouvement de la Jeunesse Islamiste".

Abdelghani Bousta trace les évolutions successives des mouvements de la jeunesse islamiste, leur endoctrinement et leur évolution vers des actes de violence en particulier dans les lycées et universités à partir de 1969.  « Les slogans islamistes fleurissent sur les murs, appelant à combattre le communisme et le mouvement progressiste. » Ces actes de violence ne sont pas désapprouvés par le régime qui réprime durement, en 1973 et 1978,  les militants politiques progressistes. « L’idée largement répandue qui fait du pouvoir marocain un rempart contre l'intégrisme, est une idée superficielle et erronée. »  La violence islamiste culmine avec la tentative d'assassinat de Minaoui Abderrahim professeur à Casablanca et membre du Parti du Progrès et du Socialisme, puis l'assassinat du grand dirigeant de l'Union Nationale des Forces Populaires puis de l'Union Socialiste des Forces Populaires,  Omar Benjelloun le 18 décembre 1975. Ces graves événements suscitent une vague de protestation et de solidarité avec le mouvement démocratique  marocain et obligent  le pouvoir, alors, à contrôler le mouvement intégriste «   mais sans l'anéantir ni l'annihiler ». 

Après l’arrestation de plusieurs de leurs militants, ils tentent de se regrouper autour d’un programme pour l’instauration d’une République Islamique en utilisant  la violence qu’ils dirigent contre les étudiants progressistes mais  « aucune action  violente contre le régime ». Cette  première tentative d'union est mise en échec sous la pression des luttes internes de pouvoir et « chaque organisation continua à œuvrer séparément, du moins en apparence ». Adoptant une attitude et stratégie de repli, ces mouvements entament alors une période de travail semi-clandestin et « d'enracinement au sein de la société.  (…) Le militant  islamiste est là où le citoyen défavorisé et marginalisé a besoin d'un réconfort matériel ou moral... ». Ils ciblent les jeunes, lycéens, étudiants, fonctionnaires et enseignants en développant des actions sociales, d’entraide, de rattrapage scolaire, etc.

Abdelghani Bousta souligne le rôle que pourrait jouer la prise de pouvoir du Front Islamique du Salut (F.I.S.) en Algérie dans le développement de ce Mouvement au  Maroc. Il note les soutiens tant matériels que moraux que lui apportent les Etats islamistes ainsi que l’attitude des puissances occidentales : « dénonçant formellement l'intégrisme, certaines parmi elles ont contribué historiquement à sa naissance et son développement dans plusieurs régions du monde(…). Il est encouragé en sous-main  pour affaiblir le tiers-monde, le museler, accentuer sa dépendance et faire capituler les régimes nationaux et progressistes. » Certaines de leurs bases persistent, selon lui,  dans plusieurs pays occidentaux « quoique malmenées de temps à autre lorsqu'elles dépassent les limites tracées ».  Les stratégies de repli, de semi-clandestinité, d’utilisation de la violence de ces mouvements ainsi que les aides et appuis dont ils bénéficient  se développent à l’ombre de ce que Abdelghani Bousta appelle « un " jeu " démocratique ».

Elections – Parlement- Gouvernement- Alternance

Les obstacles au développement, facteurs influents dans la montée de l’intégrisme  persistent  alors qu’existent des  ressources matérielles et humaines au  Maroc « prisonnières  d’un  carcan  politique moyenâgeux, et souffrant d'une transition démocratique bloquée».

Abdelghani Bousta  fait alors référence au trucage des élections, aux fraudes, à l’intervention de l’exécutif, à la  corruption d'électeurs, à l'intimidation et à la répression en rappelant les différentes manipulations du pouvoir. L’exécutif, selon lui, élabore à l’avance les résultats électoraux pour arriver à ses objectifs. «  Les méthodes d'intervention directe, disponibles et opérantes à tout moment, ne sont utilisées qu'au cas où le scénario préétabli serait contrarié. » Parallèlement, le mimétisme des jeux de la démocratie occidentale (majorité-opposition, droite-gauche, pluralisme, débats télévisés...) « sont le moyen d'accréditer cette image ». L’objectif du pouvoir central est « qu’aucune famille politique à elle seule ne puisse constituer de majorité ». Le Parlement, écrit-il, « est  "à géométrie variable" qui permet de faire et défaire à volonté majorités et gouvernements selon les désirs du pouvoir ». Ce sont des jeux de façade.  Les  élections  sont « subtilement dosées pour permettre la réédition de ce jeu à volonté, quitte à franchir les limites de la décence... ». Il en souligne les dangers : « ce jeu politique factice  que nous avons décrit avec quelques détails pour en démontrer la substance, pourrait faire sourire n'était-ce sa gravité et ses répercussions à court terme, maintenant  qu'il a perduré depuis une quarantaine d'années ». 

Pour accréditer ce que Abdelghani Bousta appelle dans d’autres articles cette  « démocratie mutilée », le pouvoir organise  l’alternance, « non pas celle issue des urnes et voulue par les citoyens, mais une alternance que l'on décide a priori et que l'on façonne grâce à la géométrie variable». Dans cet article daté de 1995, il  revient à la première tentative d’alternance (1992-1994). Celle-ci, écrit-il, échoue après plusieurs mois de tractations en raison en particulier du différend concernant la reconduction du ministre de l’Intérieur, Driss Basri dont  « la non-reconduction (…) dans ses fonctions serait  pour le Cabinet Royal  "une atteinte grave au bon fonctionnement des institutions sacrées".  

Concernant l’expérience de l’alternance de 1998, il émettait des doutes, dans plusieurs articles,  sur  ses possibilités et capacités de changement.  Abderrahmann Youssoufi, nommé Premier ministre par le roi Hassan II acceptera le maintien du « tentaculaire » ministre de l’Intérieur.  «  Les issues économiques, constitutionnelles, institutionnelles, sociales et politiques » avaient été verrouillées au préalable.  De plus, Abderrahmann Youssoufi  avait été nommé sans programme ni moyens pour appliquer une nouvelle politique « sachant que le gouvernement en tant que tel, n’est qu’un appendice du pouvoir absolu». En septembre  1998, dans son article " le gouvernement Youssoufi, huit mois après...", se questionnant sur cette  nomination  de «  l’ex-résistant, ex-opposant et ex-exilé »,   il écrit : « s’agit-il de calculs politiques d'un autre ordre et de spéculation sur l'hypothétique succession ? (…) Ou bien s'agit-il de se positionner en tant qu'alternative au pis allé, mais meilleure que celle des islamistes. (…)Dans tous les cas, s'agissant de succession ou de danger intégriste, la spéculation n'a jamais fait une politique. Encore moins une stratégie ». 

Certes le terreau socio-économique  et psychologique  favorise l’intégrisme. Mais, selon Abdelghani Bousta,  « c'est son vivier politique qui vient se greffer » sur ce  terreau. Selon  lui, le Mouvement progressiste et démocratique « ne s'y trompe pas, lorsqu'il met en exergue les aspects politiques de la crise avant même leurs répercussions économiques ».

Deux alternatives opposées

Le pouvoir a fait le choix de faire perdurer une politique qui date de la colonisation, écrit-il. Il persévère dans « le développement du sous-développement » et prépare le terrain de l’intégrisme. « La crise politique nourrit la crise économique et vice-versa. Et le terrain devient apte, jour après jour, à la floraison de maladies sociales et de phénomènes de refus, d'intégrismes et de rejets de toutes sortes. » 

 La nécessité d’une refonte globale de la Constitution pour l’instauration d’un Etat de droit et la démocratie ne peut souffrir de jeux factices  ou  de réformettes entretenus par le pouvoir. « Sans l'instauration des fondements de la démocratie, la crise politique ira s'amplifiant et s'aiguisant. Les rotations, substitutions, translations et commutations de ministres et de gouvernements n'y changeront rien. » 

Au -delà des dangers de l’intégrisme et de ses différentes ramifications dont il fait état, Abdelghani Bousta insiste ici surtout sur l’urgence, pour le Mouvement progressiste, à y faire obstacle: «   plus le changement démocratique sera  retardé, entravé ou bloqué, plus la situation sociale se dégradera et plus le mouvement intégriste aura de chances de s'imposer ». Selon lui,  se pose « de façon cruciale »  le choix entre deux « alternatives opposées » :

  • « Faire durer la politique qui sévit depuis l'indépendance, et le jeu de la démocratie factice qui l'accompagne; et par conséquent aggraver la crise socio-économique et politique(…) et préparer le terrain à l'intégrisme et au chaos social. »
  • « Rompre le cercle vicieux: crise politique-crise économique par des réformes démocratiques profondes permettant au pays de saisir sa chance et d'ouvrir la voie du développement et du progrès.  »

C’est là où réside le sens du point d’interrogation figurant dans le titre de cet article.

 

Abdelghani Bousta exprime la nécessité du choix entre ces deux alternatives en concluant : « le temps ne joue pas en faveur de la démocratie, la misère rampante et l'analphabétisme non plus. Plus le temps passe sous l'égide des données de la situation actuelle, plus les problèmes socio-économiques s'approfondissent allant vers des points de non-retour; et plus la facture du changement démocratique sera lourde à payer aussi bien pour le Maroc que pour ses partenaires ». 

 

Hayat Berrada - Bousta

Pour Maroc Réalités

 


[1] Homme politique algérien, exilé  de très longue date, Sadek Hadjeres fut un combattant pour la libération. Médecin de formation, il consacre sa vie à la  question du politique et des droits de l'Homme. Il avait rencontré peu de fois Abdelghani qui lui avait inspiré de " l'estime et de l'affection" comme il l'écrivait dans l'hommage qu'il lui avait rendu en octobre 1998.