En octobre 1983, Abdelghani Bousta avait écrit un article en arabe sous le titre « L'opportunisme au niveau individuel et collectif - Ses sources sociales et ses fluctuations politiques ». Il sera publié dans la Revue "Option Révolutionnaire". Nous en avons fait la traduction française .
En août 1985, l’hebdomadaire de l’USFP-CAN, « El Massar », publie à son tour cet article sous le titre « Les différentes sources et formes de l’opportunisme ».
Abdelghani place la bataille contre toute forme d’opportunisme comme un préalable à la « construction » de la démocratie. Dans ce même numéro d’Option Révolutionnaire, il publie aussi un article sous le titre « les complots et conciliabules des leaders opportunistes ». Au niveau du pouvoir marocain et de ses complots, collaborant avec le néocolonialisme ainsi qu'au niveau du Mouvement progressiste marocain et de la série de conciliations de leaders politiques avec le Pouvoir.
Aussi pour lui, la question relative à l’opportunisme mérite que l’on s’en préoccupe de manière continue et avec fermeté lorsqu’on ambitionne un changement démocratique pour la justice sociale. Il en pose tout d’abord le sens avant d’en aborder différentes sources et formes et de conclure par le rôle du Mouvement révolutionnaire face à l’opportunisme dans ses rangs.
Pour imposer l’État de droit et la démocratie, il est nécessaire de « se débarrasser des égos, des sectarismes et opportunismes ».
Qu’entend-t-on par opportunisme ?
Pour Abdelghani, la caractéristique de l’opportunisme est celle d’adopter des positions politiques et idéologiques sans conviction pour défendre des intérêts personnels. C’est ce qui relie l’opportunisme individuel à un regroupement d’opportunistes. Les opportunistes fluctuent d’une position politique ou sociale à une autre.
Les caractères opportunistes se retrouvent dans toutes les classes et couches sociales.
Les sources de l’opportunisme et ses différentes formes
Cependant, écrit-il, « il y a des milieux plus enclins que d’autres à l’opportunisme ».
- Les milieux de la classe moyenne représentent, selon lui, la source principale de l’opportunisme ; « ceci en tenant compte de la spécificité de cette classe dans "les pays sous – développés "car ses limites sont floues et fluctuent en raison de l'instabilité des conditions de la bourgeoisie […] Ils vivent à la frange de cette dernière. » Ils tentent de se rapprocher de la classe dominante et « d’avoir avec elle des relations privilégiées par tous les moyens tels que l’assujettissement et la corruption ».
Certains d’entre eux adhèrent à la vie politique essentiellement pour défendre leurs intérêts propres. « Ils soutiennent tel Parti ou tel politicien ou tel leader…et modifient leurs positions avec le changement du rapport de force politique. » - C’est dans les milieux de la petite bourgeoisie, essentiellement parmi « les pseudo-intellectuels », que les comportements opportunistes apparaissent, en particulier, dans les pays sous-développés « où dominent l’ignorance et l’analphabétisme ». Leur « arme culturelle » leur permet « d’exploiter l’influence que leur apporte leur position dans la société pour assouvir leurs intérêts propres sur le dos du peuple ». Mais, comme il l’écrit, « ce n’est pas la culture en soi qui est le facteur qui génère l’opportunisme ». L'opportunisme est inhérent « à la constitution morale de chaque individu ».
Cette catégorie d’opportunistes s’engage souvent politiquement de manière active. Au-delà de ses intérêts matériels, elle souhaite exercer une influence et avoir une renommée. - Les organisations syndicales et culturelles ainsi que les partis politiques constituent un terreau fertile pour l'opportunisme et son développement. Ces organisations politiques, syndicales ou associatives qui militent pour des changements sociaux, étant partie intégrante de la société, peuvent renfermer « des empreintes d'anciennes valeurs et d'éléments corrompus quelle que soit la fermeté de leurs convictions ».
Les tendances opportunistes, latentes chez certains militants, apparaissent au moment du passage de l’étape de la contestation à celle de la victoire et de l’accession au pouvoir. « La faiblesse des convictions ou le déséquilibre de la personnalité qui en sont les causes profondes sous-jacentes font surface à l’occasion de la soudaine transition vers le pouvoir et la victoire. ».
Abdelghani Bousta se penche ensuite sur les différentes formes de l’opportunisme qui s’expriment dans une société donnée : l’opportunisme primitif « dont les objectifs économiques étroits sont directs et à court terme et dont les méthodes sont hasardeuses et primitives » et l’opportunisme dont les méthodes sont modernes et dont les objectifs sont économiques mais aussi politiques. « Pour ce type d’opportunisme le travail dans le champ politique est perçu comme fondamental pour ses aspirations. »
Opportunisme à l’étape « du travail révolutionnaire »
« le premier danger n’est pas la réaction (...) mais le bloc opportuniste et les dirigeants autoritaires"
Les conditions de l’action révolutionnaire et de la transition révolutionnaire font émerger et développent l’opportunisme. En particulier au moment où apparaissent de nouvelles valeurs qui ne se sont pas enracinées. La société, à ce moment-là, « n’avait pas encore une idée claire et des éléments de comparaison solides pour différencier les valeurs rétrogrades dont elle doit se débarrasser, du patrimoine positif qu’elle doit conserver ». Les éléments opportunistes se saisissent de cette situation pour faire l’amalgame entre ces deux types de valeurs pour « se débarrasser des engagements, des principes et des idéaux sociaux partagés qui sont le patrimoine commun de toute l’humanité ».
S’opère alors dans cette phase de transition révolutionnaire des changements fondamentaux, non seulement dans les positions des classes, mais aussi dans le rapport de force entre elles.
Ainsi, quand les classes réactionnaires dominantes déclinent et que leur pouvoir est menacé, certains individus ou clans qui infiltrent ou se forment autour de la révolution vont modifier « leurs positions politiques pour se rapprocher du courant le plus dominant dans le conflit ». Ces comportements opportunistes sont souvent engendrés par les « contradictions secondaires au sein du Mouvement progressiste dont la raison est généralement la rivalité d’un groupe ou d’un individu pour le pouvoir ».
Mais ces comportements individuels ou claniques sont, selon lui, moins dangereux que la stratégie de ceux qui veulent s’emparer du pouvoir et se considèrent comme pouvoir révolutionnaire « en exploitant les erreurs et les contradictions secondaires au sein du Mouvement révolutionnaire ». C’est une attitude que l’auteur qualifie de « contre révolution ».
Seuls ou en groupes, ils ont l’ambition d’arriver au pouvoir, de prendre le contrôle à tout prix pour asseoir leur autorité matérielle et morale. Pour parvenir à ces objectifs, « c’est dans le long terme qu’ils travaillent ». Au moment de la transition révolutionnaire, ils ont besoin de former un rassemblement autour d’eux « se préparant à accaparer le pouvoir lorsque se présentera l’occasion propice ». Ils font preuve de « flexibilité » et cherchent à employer « la formule adéquate » selon le rapport de forces du moment. Leur flexibilité opportuniste leur permet de retirer leur soutien à une cause « pour soutenir totalement son contraire ».
Leur talent est la grande capacité de s’adapter et de manier « l'art du ‘jeu politique’ ». Cette capacité à tromper, manœuvrer, à gagner des partisans… « C’est leur Capital ». Prêts à coopérer avec n’importe quelle force, de conclure des alliances avec n'importe quel parti, « si le jeu politique (…) l'exige ». Ils sont même prêts à pactiser avec des forces de la réaction et de l’impérialisme tout en se présentant comme une alternative qui remplacerait à la fois les anciennes forces réactionnaires mais aussi les forces révolutionnaires. Leur « entente avec l'impérialisme ne s’exprime pas généralement de manière directe et claire. Au contraire, cette entente est souvent implicite et les deux parties le comprennent sans avoir besoin de clarification ».
Quand ils remportent des succès, souvent partiels, ils « sont dans l'illusion que l'habileté à manœuvrer suffit à elle seule à accéder au pouvoir, et à "anesthésier" les ennemis et adversaires ».
Quelle position révolutionnaire face à l’opportunisme ? S’interroge Abdelghani Bousta
Pour lui, il n’y a pas de position unique et rigide. Cette position est « soumise en premier lieu aux conditions subjectives du mouvement révolutionnaire dans sa relation avec les conditions objectives générales ». Il faut aussi identifier à quel type et quelle forme d’opportunisme on s’attaque : un opportunisme individuel qui recherche son intérêt propre ou un opportunisme clanique avide « de pouvoir et qui se présente comme alternative de la révolution » ou encore celui qui est ancré dans les rangs de Mouvements populaires et progressistes et qui freine le chemin du progrès et de la dignité humaine.
L’opportunisme individuel, à la recherche de son intérêt, ne présente pas un grand danger : « il disparaîtra avec le durcissement du mouvement révolutionnaire ».
L’opportunisme clanique, latent dans les rangs du mouvement révolutionnaire et les organisations des masses populaires, apparaît au moment de changements dans la situation des individus et au moment des différentes épreuves que rencontrent ces mouvements pendant une transition révolutionnaire. Le Mouvement révolutionnaire a la possibilité de dévoiler « ces graines de l'opportunisme ». Il peut, dès lors, « endiguer les effets des tentations qui contribuent à apparaître, ou les effets des changements soudains dans la situation de chaque personne ».
Le regroupement opportuniste aux ambitions politiques « est le plus grand danger à affronter et à éliminer ». L’ambition de ces opportunistes est de freiner les avancées du progrès par un sabotage intellectuel et culturel. Il est indispensable, selon Abdelghani Bousta, de se confronter à ces tendances pendant le parcours de lutte d’opposition ainsi que pendant la phase de transition. Et ceci, le plus rapidement possible « car on gagne des étapes pour le changement et on initie l’édification d’une société nouvelle ». D’autant que ces opportunistes ont aussi leur propre planification « basée essentiellement sur un gain de temps ».
C’est pendant la transition révolutionnaire que leur opportunisme se manifeste à travers leurs calculs politiciens, oscillant « entre des positions extrémistes, la surenchère sur le Mouvement révolutionnaire et des positions de neutralité et de soumission au pouvoir en place ». Mais ils se retirent d’emblée de cette lutte acharnée des forces de progrès, pendant la phase de transition. Ils constatent que cette phase « épuise les forces de la révolution et draine une grande partie de leurs énergies ». Ils attendent l’approche de l’élimination de l’ancien pouvoir et l’affaiblissement de la force révolutionnaire « surtout si des divergences secondaires émergent en son sein ». Ils se présentent alors comme une alternative, étrangers au conflit et « sauveurs du pays et de son peuple ».
Pour Abdelghani, quelle que soit la hiérarchie de ces types d’opportunisme, il est indispensable d’en éradiquer la pensée « où qu’elle soit, à quelque moment que ce soit et dans toutes les occasions quel que soit le retard ou l’avancée de sa mise en pratique ». Ceci, pour protéger les masses et « éviter que l'opinion publique en soit " polluée ".
Pour conclure, Abdelghani considère que la bataille pour liquider l'opportunisme, à la fois politiquement et culturellement, n'est pas une « bataille héroïque » … mais elle est nécessaire « pour protéger la révolution des dangers actuels et futurs ». Elle est au-delà de toute exigence.
L’opportunisme, ses différents sens et formes, mais aussi ses effets ont souvent été abordés au niveau économique et politique. Cependant, son approche est probablement pluridisciplinaire[1]. Mais quel que soit son domaine, c’est le plus souvent une pratique de « dissimulation » en vue d’orienter autrui dans une direction intéressée.
Dans cet article de Abdelghani Bousta qui date de 40 ans, c’est l’approche politique et sociale dont il est en particulier question. Ses articles sur l’opportunisme politique s’adressent principalement aux comportements opportunistes de leaders et responsables dans les mouvements progressistes. Dans ses textes, il fait la critique de la ligne tant réformiste de certains dirigeants de l’USFP que de la ligne aventuriste de certains dirigeants d’Option Révolutionnaire. Il avait publié un premier article en 1982, « de la faillite historique des dirigeants réformistes-aventuristes ».
Dans les situations individuelles sociales, économiques ou politiques, il s’agit de saisir une opportunité du moment. Mais lorsque cette « opportunité » instrumentalise autrui, utilise autrui en l’enrobant de mensonges et de mauvaise foi, on ne peut parler que d’opportunisme avéré ou, dans les situations personnelles, de cupidité et d’égoïsme.
Les opportunistes politiques qui manipulent à l’échelle individuelle ou clanique sont, comme l’écrit Abdelghani Bousta, un danger dans les avancées pour la justice sociale et la dignité humaine. N'ayant pas de respect pour la parole donnée, ils ne se renient pas mais ils s’allient à celui qui confortera leurs intérêts matériels et moraux. Certains maniant " l'art du jeu politique" « sont», écrit-t-il « dans l'illusion que l'habileté à manœuvrer suffit à elle seule à accéder au pouvoir, et à "anesthésier" les ennemis et adversaires ». C'est la raison pour laquelle, écrit-t-il " le premier danger n’est pas la réaction qui a été éliminée ou sur le point de l’être pendant l’affrontement mais le bloc opportuniste et les dirigeants autoritaires qui étaient « au repos » pendant toute la durée de l’affrontement ».
Ils en font même une doctrine. Pour le philosophe Emile Chartier (Alain), dans un de ses propos sur le pouvoir en 1914, « en tout c'est l'opportunisme qui est vil, et le pire de tout est d'adorer l'opportunisme, et d'en faire une doctrine ».
Qu'en est-il lorsqu'il ne s’agit pas nécessairement de manipulation et de mauvaise foi mais de la conviction qu’il est préférable de saisir le moment opportun en faveur de tactiques à courts termes sans tenir compte de l’essentiel? N'était-ce pas le cas de conciliabules de dirigeants de mouvements progressistes avec le pouvoir, de leur engagement avec la réaction pour un « consensus national »?
Que ce soit par opportunisme avéré ou par mauvais calculs, ils ont abandonné la stratégie d’un changement démocratique et ils ont " oublié " les engagements véritables pour les droits humains et la justice sociale.
Abdelghani cite en forme d'épigraphe pour son article, cette position de Lénine dans sa critique de la sociale-démocratie allemande[2]. :« cet oubli des grandes considérations essentielles devant les intérêts passagers du jour, cette course aux succès éphémères et la lutte qui se livre tout autour, sans se préoccuper des conséquences ultérieures, cet abandon de l'avenir du mouvement que l'on sacrifie au présent, tout cela a peut-être des mobiles honnêtes. Mais cela est et reste de l'opportunisme. Or, l'opportunisme "honnête" est peut-être le plus dangereux de tous... ».
Lorsqu’on tient compte de la Mémoire de tous ceux qui sacrifient leur vie pour la justice et les droits, il est nécessaire à tout moment d’en tenir compte pour empêcher, au mieux, sa nuisance et « éviter que l'opinion publique en soit " polluée " comme l’écrit Abdelghani.
Peut-on l’éradiquer comme le propose cet article ? N’est-ce pas là qu’une utopie au regard du cours de l’histoire, dans un monde où pour certains " ce n’est jamais assez ", développant chez eux cupidité et manipulations que ce soit au niveau individuel, au sein des mouvements politiques ou dans les stratégies de domination au niveau international. N'en sommes-nous pas loin dans ces périodes où prédomine le "paraître" au détriment de " l'être", dans ces périodes de "dissimulation" et de "déformation" de l'information?
Aussi, probablement, ne s’agit-il pas surtout de rester toujours vigilant à identifier l'opportunisme pour pouvoir atténuer progressivement ses effets et sa nuisance pour la protection de l’Humain ?
Hayat Berrada Bousta
Pour Maroc-Réalités
[1] - Se référer à Arnaud Banoun et Lucas Dufour, « L'opportunisme - une approche pluridisciplinaire » - 2011-
[2] - Lénine, « L’Etat et la Révolution » - Critique du projet du programme d’Erfurt- 1917-