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مغرب الوقائع

Abdelghani Bousta et la question des droits humains

En tant que Président du Comité Marocain pour Coopération et les Droits de l’Homme (CMCDH), Abdelghani Bousta intervenait au Parlement Européen en octobre 1990 dans le cadre d’une table ronde sur les droits de l’Homme au Maroc à  l’occasion de la 25 ème année de la disparition et l’assassinat de Mehdi Ben Barka. Suite à cette intervention il accorde une interview. 

Abdelghani Bousta a toujours considéré la cause des droits humains, inséparable de celle des citoyens, non comme une question humanitaire et complémentaire des affaires politiques, mais comme un enjeu essentiel au coeur des luttes socioéconomiques, culturelles et de pouvoir. Dans cette intervention, il revient sur les fondamentaux des droits Humains en tant « qu'aboutissement de la lutte séculaire de l'Humanité toute entière pour davantage de liberté, de justice et de démocratie » :

 

- L’Universalité qui « permet à tout être humain, quels que soient son sexe, sa couleur, son origine ethnique ou national, de jouir de droits socioéconomiques, et de libertés culturelles et politiques qui constituent le fondement même de toute dignité  humaine ».

- La Solidarité  qui s'inscrit  par essence dans le principe d'Universalité : « Au - delà de l'acte de solidarité, il s'agit d'un combat commun à dimension humaine qui donne aux droits de l'homme leur sens réel. »

- La Totalité dans le respect des droits tant économiques que culturels, civiques et politiques : « c'est un tout indivisible, qui doit bénéficier à tous les peuples quel que soit leur degré de développement. Il n'y a pas de peuple mineur et les droits de l'homme sont ou ne sont pas. »

 

A partir de ces fondamentaux s’inscrivent le droit des Peuples à disposer d’eux-mêmes, « le colonialisme, le néocolonialisme étant des négations flagrantes de la dignité humaine » ainsi que le droit au Développement, trop souvent bafoué en maintenant les peuples sous une domination directe ou indirecte en accord avec les pouvoirs en place.

Force est de constater, dira-t-il «  la dichotomie entre la proclamation des droits et leur respect et application véritables. De par le monde entier, des dictatures officielles ou déguisées se sont trop souvent proclamées des droits de l'homme pour mieux les bafouer ! »

Selon Abdelghani Bousta, les Droits Humains s’inscrivent dans une dynamique et « ne peuvent rester figés devant l'Histoire, et les besoins nouveaux engendrés par l'évolution de l'Humanité. » De nouveaux droits humains s’imposent « Devant le pillage aveugle des ressources de la planète, et ses conséquences écologiques désastreuses, la montée de l'obscurantisme sous toutes ses formes, l'élargissement du fossé des inégalités économiques et sociales, le détournement des sciences et techniques à des fins de profits inavoués, la montée du chômage et de l'analphabétisme, la désinformation et l'utilisation abusive des médias. » Abdelghani en énumère un certain nombre dont la laïcité et l’écologie.

 

Comment s'appliquent ces fondamentaux  au Maroc ?

Dépendance et développement du sous-développement caractérisent la situation au Maroc qui a des « incidences cruelles sur les droits matériels et moraux de l'immense majorité de notre peuple. » Abdelghani Bousta énumère alors les indicateurs significatifs de la crise structurelle : la dette extérieure, un taux de croissance négatif, une hausse de l’inflation et une démographie « galopante ». Une situation qui alourdit le nombre de marocains vivant sous le seuil de pauvreté alors que 50% de la richesse nationale est aux mains de quelques privilégiés (6%), le chômage des jeunes, des diplômés chômeurs (3000 en 1983 et 50 000 en 1990). Des services publics en matière de santé et d’éducation qui se dégradent de plus en plus… avec pour corollaires des maladies que l’on pensait éradiquées et 50% d’enfants qui n’allaient pas à l’école.

 

Droits et libertés démocratiques : la dichotomie entre pactes officiellement ratifiés et leur application

 « La séparation des pouvoirs étant ignorée, la porte est grande ouverte aux violations et exactions effectuées au sein d'un flou juridique des plus artistiques ». Pour Abdelghani Bousta, derrière ce flou, c’est un « arsenal » de dispositions « les unes destinées à la vitrine externe exposée aux étrangers, les autres assurant le règne de l'arbitraire… ». Il énumère le trucage des élections, les « quotas distribués aux partis les plus méritants aux yeux du pouvoir » auxquels s’ajoutent les méthodes répressives contre les syndicats, les associations, l’interdiction de certains journaux nationaux et étrangers et surtout les disparitions forcées, les arrestations, incarcérations et tortures…

Après l’énumération de certaines lois et malgré les amendements de 1973 « l'exécutif a mis entre parenthèses les prérogatives de la Justice et son indépendance » pouvant mettre fin à toutes activités considérées  comme touchant à "l'ordre public" sachant que pour le pouvoir marocain, « tout pourrait en définitive "toucher à l'ordre public" ». Dès lors, pour le pouvoir marocain, il n’y a pas de prisonniers politiques qui ne sont « au regard de l'Etat marocain que de simples détenus de droit commun ».

C’est un « arsenal de dispositions contradictoires » qui, derrière une façade « démocratique » viole les droits humains les plus élémentaires.  Dans cette intervention d’octobre 1990, Abdelghani Bousta énumère la grande majorité de ces violations:

  • Les trucages électoraux
  • Les atteintes aux syndicats étudiants comme ouvriers
  • Les censures de la presse et la poursuite de certaines d’entre elles (l'Opinion, Al Ousbou-attakafi et Attarik) et interdictions de séjour d’une presse étrangère (Le Monde, le Canard Enchaîné),
  • La répression dans le sang de manifestations populaires
  • L’incarcération dans des conditions inhumaines des prisonniers politiques et les tortures en prison qui ont fait plusieurs morts.
  • Les disparitions forcées et la multiplication des lieux de détention, « les hangars de l'aéroport d'Anfa, -les caves d'un complexe d'habitations de police à Agdal(Rabat), -les fermes agricoles de Beni-Mellal, -et enfin le "bagne" de TAZMAMART… ».
  • Des condamnations jusqu’à 30 ans d’emprisonnement : « le grand militant Ahmed KHYAR condamné à mort depuis plus de 18 ans, est toujours incarcéré dans le quartier spécial des condamnés à mort de la prison central de Kénitra.

 

Cependant, selon Abdelghani Bousta, « cette situation n'est pas immuable. (…) Les Droits de l'Homme sont de plus en plus popularisés grâce à l'action coordonnée de l'Association Marocaine des Droits de l'Homme (AMDH) et de la Ligue Marocaine de Défense des Droits de l'Homme (LMDDH). Un projet de charte nationale pour les Droits de l'Homme vient d'être ratifié par 5 associations démocratiques.»

Il conclut son intervention d’octobre 1990 en rendant hommage à la « lutte des détenus politiques et de leurs familles, à Mme DOURAIDI décédée récemment après avoir défendu plusieurs années durant ses enfants détenus ». Et, à l’occasion de ces 25 années de l’enlèvement et l’assassinat de Mehdi Ben Barka à « Mme BENBARKA qui supporte avec courage et beaucoup de discrétion le lourd fardeau d'un quart de siècle d'exil. »

 

 

Grâce aux combats des démocrates au sein de leur parti respectif et dans les associations des Droits humains, grâce aux solidarités nationale et internationale, il y eut des acquis qui ont obligé le régime à modifier sa politique répressive mais sans en changer  le système. Aujourd’hui, nous assistons encore aux méthodes répressives et aux incarcérations arbitraires des militants lors des manifestations du Mouvement du 20 février 2011, lors des  Hiraks du Nord au sud, les tortures qu’ils subissent, les arrestations arbitraires de journalistes… Tout cela est le signe manifeste de la récidive des pratiques que l’on pensait révolues mais que l’impunité des responsables des exactions multiples pendant les années de plomb permet de faire réapparaître.

Le maintien d’un pouvoir autocratique ne peut persister qu’en utilisant la politique de ses prédécesseurs, celle de la  « carotte et du bâton». Les soi-disant « évolutions démocratiques » pour satisfaire les « amis étrangers » trompent de moins en moins de citoyens au regard de l’accélération des mouvements de contestation. La récidive des méthodes répressives du pouvoir confirme la position du mouvement progressiste marocain et des associations des droits humains dans la nécessité pour toutes les personnes éprises de liberté, de démocratie et de dignité humaine de rester vigilants de manière unitaire pour continuer la lutte contre toutes les formes d’impunité. Comme l’écrivait Abdelghani Bousta en 1995 dans "Intégrisme ou démocratie au Maroc?, « plus le temps passe sous l'égide des données de la situation actuelle, plus les problèmes socio-économiques s'approfondissent allant vers des points de non-retour; et plus la facture du changement démocratique sera lourde à payer aussi bien pour le Maroc que pour ses partenaires ».

 

Hayat Berrada Bousta

Pour Maroc Réalités