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Mehdi Ben Barka et le rôle d'Israël en Afrique

Du 30 mars au 6 avril 1965, se tenait au Caire un colloque sur la Palestine. Mehdi Ben Barka y intervenait sur « le rôle d’Israël en Afrique »préférant parler de cette réalité israélienne en Afrique qui fait partie de la "machination" impérialiste contre la révolution arabe. Il est « de notre devoir aussi de proclamer notre refus de cet état de fait, en tant qu'arabe et en tant que militant révolutionnaire » du fait que la politique israélienne en Afrique  "entre dans la stratégie néo-colonialiste face au mouvement international de libération nationale". 

 

COMMENT ISRAËL PREPARE CET INSTRUMENT NEOCOLONIAL ?

Pour Mehdi Ben Barka, Israël se présente aux pays en voie de développement, particulièrement aux nouveaux états indépendants africains, comme le modèle par excellence dont il faut suivre l'exemple dans le processus de développement et de construction. C’est selon lui "un mythe". Mais ce mythe a eu, dit-il, un effet : le leader de l'Afrique révolutionnaire tel que Modibo Keita disait en 1958 que les peuples africains pouvaient tirer leur inspiration d’Israël pour l'édification de leurs pays. « L'instrument était ainsi prêt à entrer en action pour jouer son rôle en Afrique. Mais quels sont les objectifs poursuivis par Israël lui-même et derrre lui les inrêts impérialistes en Asie et surtout en Afrique. »

Mehdi Ben Barka considère qu’Israël  a un double objectif :

Briser le blocus arabe et l’encercler par des États favorables à Israël. Selon Mehdi Ben Barka, Israël a perdu le marché arabe alors qu’elle avait été créée au coeur des pays arabes. « C'est en raison de la perte de ce marché arabe qu'Israël s'est ingénié à s'ouvrir de nouveaux marchés » . Un grand nombre d’États africains sont des amis d’Israël et plusieurs d’entre eux ont cru aux propositions d’Israël d’aide technique au développement sans en relever l’« aspect néo-colonialiste qui reste camouflé ».

Se présentant comme un modèle idéal, Israël étudie les problèmes qui se posent aux pays africains. Mehdi Ben Barka énumère plusieurs axes d’assistance dans différents secteurs :

  • L’organisation du secteur agraire avec pour modèles : « de KIPPOUTZ et de MOCHAV qui sont mis en application dans certains pays d'Afrique et d'Asie, comme en Birmanie et au Nigéria » ainsi que les types de culture qui conviennent aux climats des pays africains.
  • L’assistance technique : formation et entraînement des cadres ainsi que « la constitution des sociétés économiques mixtes entre Israël et les pays intéressés ».
  • Les conventions bilatérales pour les étudiants. Mehdi Ben Barka souligne que le nombre d’étudiants venant d’Afrique représentait plus de 50%.
  • Une formation syndicale à l’américaine : « Une mention particulière doit être réservée à l'Institut Afro-Asiatique de formation syndicale et coopérative créé en 1960 par la Centrale Syndicale "l'HISADROUT", avec l'aide des syndicats américains A.F.L.C.o. ». A cette première session, plusieurs syndicalistes de différents pays africains y avaient participé.
  • La constitution de sociétés mixtes avec la contribution financière des organisations d'investissements américains.  « C'est là un moyen trompeur pour cacher le contrôle de la société étrangère, apparemment minoritaire, qui assure cependant l'essentiel de la socté mixte ».
  • L'assistance aux forces de police et aux forces armées qui luttent contre le Mouvement progressiste : « l'armée de Tchombé qui lutte actuellement contre les forces révolutionnaires au Congo est en partie encade par les Israéliens et comporte des unités de parachutistes entrainées en Israël. Certains "services spéciaux" sont entre les mains de spécialistes israéliens ».

- Servir les intérêts de l’impérialisme international et mobiliser les votes aux Nations Unies pour cibler l’appui des pays d’Afrique et d’Asie et diviser les pays africains « ne serait-ce que pour gagner la neutralité du tiers-monde ».

Selon Mehdi Ben Barka, alors que « la Turquie et l'Iran s'étaient déjà engagés dans une politique de bonnes relations avec Israël bien avant l'indépendance de l'Afrique », la première conférence des pays non-alignés en septembre 1961 à Belgrade n’a pas adopté de résolution sur la Palestine. En 1963, lors de  la  première réunion des Etats africains dont certains étaient progressistes et anti colonialistes, aucune résolution condamnant Israël ne sera adoptée.

Cette stratégie israélienne est conforme à la nouvelle stratégie impérialiste qui devait faire « face à la vague montante de la révolution, de la libération nationale en Afrique, en Asie et en Amérique-Latine ». Mehdi Ben Barka rappelle certains documents qui montrent les liens entre le rôle d'Israël en Afrique et la stratégie impérialiste internationale. Il donne l’exemple de la position de la France par la voix de  Roland Pré, ancien gouverneur de colonies et ami d’Israël. Ce dernier déclarait en 1962 au lendemain des accords d’Evian et à la veille de l’Indépendance de l’Algérie : «Nous devons considérer Israël comme une implantation d'Occident dans une région du globe qui s'en est détourné. Nous devons penser qu'Israël représente vis à vis du monde sous-développé Africain et Asiatique un moyen complémentaire de faire pénétrer l'influence occidentale. Je pense que c'est en fonction principalement de ces arguments que nous devons réclamer l'association d'Israël au Marché Commun ».

Perdant progressivement ses colonies, la France s’appuie sur Israël dans sa stratégie néocoloniale. Comme le disait Ben Bella, Israël offre ses services  « partout où l'impérialisme est obligé de battre en retraite ».

LE  TRAVAIL NECESSAIRE DE DEMYSTIFICATION

Il s’agit de démystifier l’illusion bien orchestrée par Israël, le caractère fallacieux de ses assistances et mettre à jour son « rôle camouflé au service de l'impérialisme qui se cache derrière l'activité technique et aides ».

Mehdi Ben Barka dénonce  la légende du modèle de croissance accéléré d’un pays dont la population est d’essence coloniale. La société israélienne est, selon lui, déséquilibrée « le secteur primaire occupe le cinqume de la population, le secteur secondaire les 3/10 tandis que les services occupent les 50%. ». Ce déséquilibre est dû au montant de l’aide extérieure et au déficit qui s’élevait alors à 55% et aux investissements étrangers dont les 3/5 proviennent de l’Amérique du Nord.

« Lconomie d'Israël n'est donc pas ce modèle de croissance que l'on veut présenter aux Etats Africains pour servir d'exemple à leur développement. C'est une économie déquilibrée et parasitaire. C'est comme l'a dit un économiste "une économie de transplantation" exactement comme l'économie coloniale française transplantée en Algérie avant l'indépendance ».

 

D’autre part, le modèle israélien  ne peut être transporté. Mehdi Ben Barka se réfère à une étude de Joseph Slatzmann, ingénieur agronome et résistant, publiée en 1964 et qui écrivait que «  les enseignements de l'expérience israélienne ne peuvent être transportés en dehors d'Israël, en particulier pour ce qui concerne le fonctionnement de Kibboutz ». C’est « une fausse expérience », comme le dira Jean Dresch, géographe anticolonialiste, au séminaire de Paris en 1962 sur la Réforme agraire au Maghreb, « qui n'était ni une réforme agraire ni une construction socialiste. De plus, les Kibboutz souffrent de difficultés de gestion parce qu'ils se trouvent dans un cadre capitaliste ».

UN  PROGRAMME ET DES LIGNES DIRECTRICES DE LUTTE CONTRE L'INFLUENCE ISRAELIENNE EN AFRIQUE.

Cette lutte, dira Mehdi Ben Barka,  « connait des flux et des reflux. » Pour lui, seule l’union des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine peut combattre la politique israélienne. Il a toujours défendu dans ses écrits et actions cette nécessaire union contre le néocolonialisme, l’impérialisme et les réactions locales. Les Mouvements progressistes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine et certains États progressistes dans le monde arabe ont redoublé d’efforts pour contrecarrer ces visées impérialo-sionistes. Ils  avaient, depuis 1957,  condamné Israël et affirmé « les droits du peuple palestinien et leur solidarité avec les réfugiés qui doivent recouvrir leur patrie"

Ils ont progressivement mis fin à ce que Ben Barka nomme « la période de flux impérialiste ». La deuxième conférence des chefs d'Etats africains, tenue au Caire en juillet 1964 ainsi que la deuxième conférence des pays non alignés adoptent une position claire contre Israël.

Sur la question Palestinienne, Mehdi Ben Barka précise que c’est un combat anticolonial  et non «  une affaire, entre Juifs et Arabes ». Il fallait, selon lui, « sortir la question palestinienne de son contexte sentimental pour la placer dans son cadre naturel et efficace. »

L’engagement, la solidarité, la participation au combat  auprès des palestiniens, un programme commun contre les adversaires… réunit les peuples de progrès. Mais le processus de Libération est une affaire, dira-t-il, « qui regarde avant tout le peuple Palestinien lui-même et qui se trouve conditionnée par le contexte local ».

 

Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après cette intervention, le double objectif de la politique israélienne relevé par Mehdi Ben Barka et combattu par l’union des peuples s'est progressivement mis en place. Israël a développé sa politique expansionniste contrairement à la déclaration de Golda Meir dont faisait référence Mehdi Ben Barka dans son intervention: «Nous sommes un État démocratique et de petites dimensions, sans aucune visée expansionniste.» Cet expansionnisme bafoue toutes les déclarations de l’ONU et asphyxie l’économie palestinienne. Ce "blocus arabe" dont parlait Mehdi Ben Barka fut progressivement brisé par les forces impérialistes qui ont, en particulier, envahi l'Irak et la Libye faisant éclater le "Front de la fermeté" qui regroupait, entre autres, l'Irak, la Libye, la Syrie et l'O.L.P.

L’intervention de Mehdi Ben Barka, au-delà de la politique de colonisation d’Israël, a mis en lumière la politique de «suprématie raciale» en se référant à la déclaration de Ahmed Ben Bella à la deuxième conférence des chefs d'États africains tenue au Caire en juillet 1964: «le sort subi par le peuple Palestinien est le même que celui qu'ont connu les peuples d'Afrique. Des colons étrangers sont venus s'installer sous prétexte de suprématie raciale. Ils se sont emparés de la terre et ont expulsé les propriétaires légitimes.»

Le 10 novembre 1975 l’Assemblée Générale de l’ONU avait adopté une résolution assimilant le sionisme à «une forme de racisme et de discrimination». Une résolution qui a soulevé un tollé dans les mass-médias occidentaux comme l’écrivait Bernard Couret dans son article « le Procès du sionisme à Bagdad » paru en février 1976 dans la revue « Trois Continents ».

Aujourd’hui, c’est la lutte contre le sionisme que des pays, se disant démocratiques, considèrent comme de l’antisémitisme et donc du racisme. Cette suprématie raciale va s’accentuer progressivement comme le soulignait la Professeure Nurit Peled de l’Université hébraïque de Jérusalem lors d'un colloque organisé par le Comité de Vigilance pour une Paix Réelle au Proche Orient (CVPR-PO) en décembre 2017 ; selon elle, l’aliénation à la pensée dominante se travaille depuis l’école et dans les manuels scolaires : « une trentaine de manuels scolaires édités de 1994 à 2017(…) sont examinés au plan discursif, lexical et visuel : la morphologie, les illustrations , les graphiques,( …) tous les signes utilisés dans le but de rendre normale et légitime la logique d’élimination inhérente à la colonisation israélienne, autrement dit l’exclusion et l’élimination des palestiniens ». Ne retrouve-t-on pas la même analyse dans l’article de Zeev Sternhell, historien israélien du fascisme qui nous a quittés le 21 juin 2020, sous le titre: « En Israël pousse un racisme proche du nazisme à ses débuts ». Cet article fut publié dans le Courrier du CVPR d'avril 2018.

Cette politique que l’on croyait révolue passe sous silence, voire est cautionnée par des pays se disant démocratiques. Pensent-ils se déculpabiliser de leur rôle dans leurs crimes antisémites comme concluait la psychiatre et psychothérapeute palestinienne Samh Jabr, lors d'une interview en 2017 : «Ce n’est pas en laissant les Israéliens s’en sortir avec leurs crimes et passer ainsi au-dessus du droit international que l’Europe peut se repentir de sa culpabilité vis-à-vis de l’Holocauste. Au contraire, c’est en supportant la résistance palestinienne et la résilience jusqu’à ce qu’Israël soit amené devant la justice internationale, que l’Europe et le monde peuvent réellement agir selon la maxime "Plus jamais ça". »

Les dénonciations des crimes d’Israël contre le peuple Palestinien et le développement de ses colonies ne font pas le tollé des médias occidentaux comme arabes qui les passent sous silence. La récente position du CPI qui n’a pas d’autre choix que d’enquêter sur la colonisation comme crime de guerre n’est-elle pas quasiment absente de ces médias qui instrumentalisent la situation sanitaire mondiale ? 
Au delà de ces injustices, de ces hypocrisies et de ces principes de démocratie bafoués, ne voit-on pas dans ce climat des attitudes schizophrènes "volontaires" de certains pays arabes qui se sont empressés d'officialiser leurs relations avec Israël tout en déclarant soutenir le Peuple Palestinien ? La solidarité internationale avec le peuple Palestinien s'exprime à travers plusieurs positions dont celui de mener des campagnes de boycott des produits israéliens malgré les interdits de certains pays comme la France. Ces campagnes se développent dans le monde : universitaires, artistes, militants pour la paix au Proche-Orient, citoyens épris de justice… Dernièrement, le 3 mars 2021, le fonds de pension national de la Nouvelle-Zélande (33 milliards d’USD) a exclu cinq banques israéliennes de son portefeuille en raison de leur rôle dans le financement des colonies israéliennes en Cisjordanie occupée.

Hommage à cette Résistance Palestinienne qui, toute en dignité vêtue, pointe du doigt les dégradations des principes humains pour lesquels se sont battus et se battent encore tant de peuples dans le monde : le Droit, la Justice et la Liberté.


 

Pour Maroc Réalités

Hayat Berrada-Bousta