« Il est évident que la proclamation de l’indépendance qui est un fait uniquement politique, sinon juridique ne peut changer les structures fondamentales du pays anciennement colonisé ; L’Indépendance est la condition, la promesse d’une libération, ce n’est pas la libération elle-même ». Mehdi Ben Barka - 2ème Conférence des Peuples Africains - Tunis - 1960
La libération, pour Mehdi Ben Barka, est cette nécessité fondamentale d’édification d’une nouvelle société, basée sur la justice économique, sociale et politique, condition du développement du pays débarrassé des velléités coloniales et néocoloniales. En juillet 1958, son intervention à Tétouan au Parti de l’Istiqlal « vers la construction d’une société nouvelle » mérite que l’on s’y réfère pour saisir notre passé et nous interroger sur notre actualité.
Le contexte :
Mehdi Ben Barka fait cette intervention 2 années après l’indépendance formelle, alors que le gouvernement de gauche de Abdellah Ibrahim était en place et ce jusqu’en mai 1960 et que Mehdi Ben Barka depuis novembre 1956 était président du Conseil National Consultatif qui représentait à l’époque le pouvoir législatif dans le Maroc post colonial. Après son rôle dans la mobilisation des jeunes, en amont, pendant et après le chantier de la « Route de l’Unité » en 1957 ( 60km de Taounate à Ktama) qu’il avait initié à partir du projet présenté à Mohamed V en juin 1957 et qu’il avait encadré, proche de la population et organisant des cours d’alphabétisation pour les hommes comme les femmes, il poursuit cette construction en tant que Président des « bâtisseurs de l’Indépendance » : « Nous voici maintenant en présence d'un potentiel considérable au service du pays. (...) Le volontariat de la jeunesse n'est pas terminé: il commence! Cette institution sera la commune rurale. Les "Bâtisseurs" devront en être les animateurs les plus ardents puisqu'elle constituera la cellule de base qui va promouvoir dans tout le pays la révolution sociale, économique et culturelle... »
La nécessité d’une refonte de la société
C’est une intervention d’espoir, de conviction certaine, de combat permanent nécessaire que selon lui méritait, 2 ans après l’indépendance, le peuple marocain qui s’est tant sacrifié pour se libérer du colonialisme.
« Beaucoup de citoyens croient que notre mission s’est terminée avec l’indépendance…(Mais) nous vivons une situation qui nous demande(…) de mener un combat nouveau plus fort que dans le passé. … Ce combat requière l’engagement général de tous les citoyens»
Pour mener un combat nouveau, il est nécessaire d’identifier les caractéristiques de notre société avant et pendant le colonialisme. Au-delà de l’histoire d’un Maroc « fier de son savoir et sa culture », il se penche sur les entraves à l’évolution de notre société:
(…) Notre ancienne société a également connu le phénomène de la régression culturelle. Ce phénomène est né de l’attitude des Oulamas qui ont verrouillé la porte de la recherche (IJTIHAD), pour propager la science de la transcription »
Si ces attitudes n’ont pas disparu c’est que selon Mehdi Ben Barka, le colonialisme a déployé tous ses efforts pour les conserver et continuer sa domination.
« Ainsi, lorsque nous avons essayé de faire évoluer l’enseignement, le colonialisme s’y opposait refusant cette évolution et prétendant que l’introduction d’une quelconque modification dans l’enseignement de l’université traditionnelle était une atteinte à l’Islam. Il considérait également tout marocain qui désirait créer une école libre pour enseigner les mathématiques, la géographie et les sciences naturelles, comme une hérésie. Ces allégations et considérations émanaient de Boniface et de ses acolytes qui se sont érigés en « défenseurs » de l’Islam. ». Philippe Boniface était sous – préfet. Charles-André Julien caractérisait son action de « paternalisme autoritaire [au] mépris de la légalité et ne concevait d’autre politique que la force » (Le Maroc face aux impérialismes : 1415-1956, (1re éd. 1978. P- 192-193).
Ces allégations et considérations nécessitaient, selon Ben Barka, de réformer le pays malgré les efforts du colonialisme pour l’enfermer dans l’archaïsme: « Notre société actuelle doit évoluer » « Notre indépendance ne suffit pas à changer le chapeau occidental par le « terbouche » marocain, et la langue étrangère par l’arabe, mais elle a besoin d’un changement radical à la hauteur de notre libération ».
Quel projet ?
Dans le projet progressiste pour une société nouvelle, Mehdi Ben Barka trace comme objectifs :
- La priorité pour l’Education ouverte à tous les citoyens et garante de justice et développement de la connaissance.
- La prospérité économique, culturelle et sociale dans toutes les régions du pays « …Il faut éviter que certains ne bénéficient d’une large part alors que d’autres survivent et souffrent de ne pas pouvoir subvenir à leurs besoins vitaux…» et donc la prise en compte de la situation dans toutes les régions du pays, pour dépasser la division du pays en Maroc utile et Maroc inutile, cette qualification imprimée par le colonialisme français.
Pour atteindre les objectifs de ce projet progressiste, il présente les conditions de réussite, des conditions que tout peuple sorti du colonialisme devrait pouvoir réaliser à savoir:
- Avoir une direction gouvernementale populaire et fidèle qui impose le respect pour les citoyens…En tant que président du Conseil, Mehdi Ben Barka espérait pouvoir le faire.
- Etablir des plans de développement et travailler à l’exécution de ces plans
- Faire participer la population dans l’exécution et le contrôle de ces plans par le biais d’institutions démocratiques (Assemblées communales…, assemblée élue…).
Ainsi, seul un Etat de droit avec ses corollaires l’équité et la justice pourrait permettre le développement du pays.
Quel instrument pour sa réalisation ?
L’orientation est clairement posée, reste sa réalisation : à ce niveau se pose la question de l’instrument nécessaire pour la réalisation de ce projet. Ce sera, selon lui, le Parti de l’Istiqlal mais le Parti rénové. C’est à lui et à tous ses dirigeants que s’adresse Mehdi Ben Barka, 6 mois avant le Mouvement du 25 janvier 1959 qui se concrétisera en septembre de la même année avec la création de l’UNFP.
« …Cet outil ne sera valable qu’après avoir subi des modifications. … Le devoir nous impose d’agir pour former l’outil nouveau qui créera les héros de la bataille de la construction de la société nouvelle. Cet outil sera le Parti de l’Istiqlal après avoir renouvelé sa pensée, sa méthode et son programme. »
Il y a dans le projet progressiste de Mehdi Ben Barka, la prise en compte des réalités historiques, sociologiques et culturelles du Maroc. Il y a un lien dialectique entre les objectifs de ce projet et la nécessité de réformer l’instrument (ici le Parti de l’Istiqlal) qui peut les mener à bien. On ne peut pas parler de nouvelle société sans une restructuration du Parti.
En 1958, au lendemain de l’Indépendance, Mehdi Ben Barka était confiant en la possibilité d’édification d’une société juste et démocratique. Il le sera bien moins, par la suite, en particulier après les évènements de mars 1965 qui, selon lui, sont la conséquence d’une imposture du pouvoir qui « depuis 1960, sert de fondement à la politique officielle du Maroc ».
Depuis les années soixante, on assiste à différentes manifestations populaires pour plus de justice et de démocratie. Le 20 juin 1981 les populations de plusieurs villes et particulièrement à Casablanca descendaient dans les rues pour les mêmes revendications et pour dénoncer la fracture sociale qui s’aiguisait de plus en plus. Plusieurs manifestants seront tués, jetés dans des fosses communes, portés disparus ou incarcérés. Plus récemment les manifestants du Mouvement du 20 Février en 2011 ainsi que ceux du Hirak en 2016 revendiquaient un Etat de Droit et l’urgence d’une autre société plus juste et démocratique.
Plus de 60 ans après l’intervention de Mehdi Ben Barka auprès des responsables et militants du Parti de l’Istiqlal, n’avons-nous pas les mêmes préoccupations, les mêmes nécessités de refonte de notre société malgré les façades de « modernité ». N’avons-nous pas encore la même réflexion sur l’instrument de changement face aux mêmes adversaires intérieurs et extérieurs qui handicapent ce développement ?
En 1962, dans sa proposition au second congrès de l’UNFP, Mehdi Ben Barka écrivait : « il est évident que lorsqu’on se cantonne dans la pure tactique, sans aucune ouverture stratégique, ou bien on se fait voler sa propre politique ou bien on apparaît sous un jour opportuniste. (…) La situation actuelle au Maroc rend indispensable l’union la plus large de toutes les couches révolutionnaires de la société. Leurs intérêts lointains ne sont pas les mêmes ; mais elles peuvent être unies sur un programme qui soit d’importance nationale »
Ne faut-il pas, aujourd’hui, explorer encore plus les voies d’une rénovation et d’une revalorisation du politique et du rôle des partis ? Face aux politiques de domination, d’injustice, de non droit, de servitude et de mépris n’est-il pas urgent encore une fois de donner une chance à notre avenir en rassemblant les forces démocratiques, mouvements de contestation et organisations politiques ?
Hayat Berrada Bousta
Pour Maroc Réalités
20 juin 2020