L'article de Driss Ben Ali, économiste et homme politique marocain, publié dans la revue mensuelle " Al Asas"- N°27 sous le titre "nécessité d'interroger le passé pour comprendre le présent", reprend certains points analysés dans la thèse qu’il avait présentée à Grenoble en 1977 « Le Maroc Précapitaliste - Formation économique et sociale».
« Cette contribution », écrit Driss Ben Ali dans cet article, « se veut l'aboutissement d'une double prise de conscience » :
- Celle de la nécessité de connaître le passé même très lointain pour saisir la complexité du présent
- Cette même nécessité d’une prise de conscience de notre avenir, préoccupation qui se pose au niveau universel.
Pour lui, cette double prise de conscience interroge notre passé. La question est de savoir « pourquoi une société comme la nôtre reste marquée par la pauvreté, la tradition et l'ignorance. »
L’évolution du Maroc vers le sous- développement
Pour Driss Ben Ali c’est, au-delà de sa faiblesse militaire, dans « les tares » de ses structures socio-économiques qu’il faudra chercher les raisons qui ont permis la colonisation du Maroc: « Les classes dominantes, qui sont à l'origine de cette situation, trouvent là un moyen de se démettre de leur responsabilité historique en rejetant tout sur le colonialisme. Il s’agit d’analyser non seulement les raisons de la pénétration étrangère au Maroc mais surtout de savoir et chercher à quel moment « la grande histoire en lui (le Maroc) s'est brisée »[1].
Il trace, alors, les différentes époques florissantes du Maroc depuis la dynastie Almohade, unificatrice du Maroc, qui s’éteint en 1269 après avoir progressivement connu la décrépitude et la dégradation des « survivances d'un empire jadis puissant »[2].La dynastie Mérénide qui règnera près de deux siècles connaîtra des troubles malgré certaines importantes réalisations. Driss Ben Ali rappelle les écrits de Ibn Khaldûn qui a traversé les premières phases de cette dynastie, marquées par des péripéties d’anarchie et de début de déclin. Ce qui ouvre la porte aux invasions portugaise et espagnole : « la dernière période des Mérinides se caractérise particulièrement par le début de l'offensive étrangère, l'installation de comptoirs portugais sur certains points de la côte marocaine, et la décomposition de l'Etat. »
Les dynasties qui se succéderont ne pourront pas mettre fin à l’anarchie et réunifier le pays malgré l’effort de la dynastie Saadienne à la seconde moitié du XVIème siècle qui, appuyée sur les organisations religieuses populaires de la Zaouia Jazoulite » a pu combattre les Portugais. C’est la victoire de cette dynastie de la « bataille des trois rois » connue sous le nom de « Bataille El-Makhazine ». Après cette victoire le sultan Ahmed el-Mansour successeur d’Abu Marwan Abd el-Malik, va vouloir porter la dynastie saadienne à son apogée. Il lance une expédition vers le Soudan pour la récupération des mines d’or. Ce fut un échec. La réussite de la bataille d’El-Makhazine peut être considérée, selon Dris Ben Ali « comme une parenthèse à peine ouverte qu'elle est déjà fermée. ». A partir de cette époque, écrit-il, « le Maroc a cessé de faire l'histoire pour la subir ». Il la subit en particulier face aux évolutions socio-économiques internationales pour le développement.
Driss Ben Ali, pose alors la question du sous-développement au Maroc et leur explication dans le cadre de la naissance du capitalisme mondial depuis la fin du XVIIIème et en particulier au XIXème siècle qui exercera sa domination dans différents pays.
Selon lui, l’influence capitaliste étrangère a eu des conséquences différentes selon les pays. Ceci s’expliquerait, écrit-il, d’une part en raison de " structures d'accueil et la capacité d'adaptation » différentes ; d’autre part en raison de la solidité éventuelle de leurs propres structures socio-économiques. Il donne dans cet article, l’exemple de la Chine et du Japon Selon lui, si le premier a évolué vers « la voie qui débouche sur la domination et la dépendance », le second a su « préserver son indépendance et évoluer vers le développement ». Le capitalisme a contribué au développement dans certains pays comme l’Europe, les Etats-Unis et le Japon alors que d’autres pays, à l'instar du Maroc, évolueront vers le sous-développement. Driss Ben Ali argumente l’impact du capitalisme sur certains pays, notant que « les forces externes n'ont pas eu les mêmes effets sur les deux types de pays. ».
Les Etats-Unis ont, selon lui, connu un développement rapide car « ce pays n'avait pas connu de mode de production précapitaliste (ni féodal, ni asiatique, ni autre) » qui aurait pu entraver l’évolution du capitalisme, malgré des obstacles dont l’esclavagisme du Sud en particulier. En revanche, l’installation du capitalisme en Europe a rencontré certains obstacles liés à un mode de production antérieur qui a pesé sur cette évolution.
En ce qui concerne les pays d’Afrique, d’Amérique Latine et d’Asie (à l’exception du Japon), cette évolution s’est faite « lentement et de manière imparfaite » et l’impact du capitalisme a été « plus superficielle, déformante ». Deux constatations à cette absence d’impact :
- Certaines formations économiques et sociales ne peuvent suivre une évolution vers le capitalisme « sans intervention extérieure ». Cependant, cette dernière a suscité« partout une réaction de refus et des tentatives de résistance ».
- Le capitalisme extérieur a utilisé les formes de pouvoir de ces pays (despotisme…) pour son propre développement et a exploité leurs ressources tant naturelles qu’humaines. Les anciennes formes économiques et sociales n’ont pas été détruites et ont bloqué l’évolution du capitalisme dans ces pays : « ni la destruction ni la régénération n’ont été menées jusqu'à leur terme ».
Le capitalisme extérieur : son impact politique au Maroc
« Le capitalisme industriel, tout en pillant les colonies, instaura des rapports de production d'un type nouveau en y créant de nouvelles conditions matérielles de production. »
Pour Driss Ben Ali, en tentant de réagir à l'agression capitaliste, le Makhzen au Maroc s’est barricadé « derrière des mesures d'inspiration traditionnelle, consistant à vouloir limiter l'influence étrangère par des moyens qui ont fait leur temps ». Le Makhzen, selon lui, est resté attaché à des pratiques « médiévales ». Il n’a pas, écrira-t-il « saisi la nature de l'évolution qui s'est opérée à travers le monde, ni les nouvelles données de la réalité internationale de l'époque ». Les féodaux, selon lui, ont été des relais au capitalisme étranger en s’alliant à la puissance coloniale. A ce sujet, il rappelle ce que disait « l'artisan de la colonisation au Maroc, le Maréchal Lyautey » en proposant d’utiliser les anciens cadres dirigeants féodaux et s’en servir pour contrôler le pays et le cite « ne froisser aucune tradition, ne changer aucune habitude, nous dire qu'il y a dans toute société une classe dirigeante, née pour diriger, sans laquelle on ne fait rien, et une classe à gouverner. Mettre la classe dirigeante dans nos intérêts"[3].
Les marchands, quant à eux, ne se sont intéressés qu’à la revente des produits industriels importés et au développement important de l'usure. Ils se sont limités à des activités secondes et annexes et n’ont pas saisi l’occasion de développer un capitalisme national orienté vers l’industrialisation du pays. C’est l’une des raisons de l’évolution du pays vers le sous-développement. Ils ont, en outre, facilité la pénétration étrangère économique et politique.
Se pencher sur ce passé du Maroc, florissant et se dégradant progressivement jusqu’à ouvrir ses portes à une puissance coloniale, est une nécessité pour que le présent puisse en faire une critique. Mais « en sommes-nous capables ? » Pour Driss Ben Ali, Le Maroc comme bon nombre de pays arabes se réfugie dans le passé, « dans une nostalgie d’une époque prestigieuse », pour deux raisons :
- « La prépondérance du dogmatisme théologique. »
- Une attitude défensive dans bien des domaines et en particulier le domaine culturel. L’agression coloniale n’a pas permis à la pensée marocaine à l’instar de la pensée arabe en général, « à quitter le terrain du spécifique pour camper dans l'universel. »
Or on ne peut, écrit Driss Ben Ali, échapper aux changements dans le monde : « ne pas suivre le rythme, c'est subir l'avènement et se faire exclure du devenir humain. »
Quelles interrogations aujourd’hui, plus de 40 ans après cet article[4]?
La croissance effrénée née du capitalisme aboutit à une répartition des richesses dont ne profite qu’une très faible minorité de la population mondiale. Cette constatation ne peut que nous interroger sur ce que l’on devrait entendre par ce Développement que semblait promettre le capitalisme industriel. Une notion qui ne peut exister sous « la dictature du profit »[5]. Les évolutions technologiques, la mondialisation, la « virtualité » de nos frontières nécessitent un autre regard sur le monde.
Toutes ces évolutions, « cette horreur économique », ce pouvoir non pas économique, ni même financier mais boursier, se répercutent sur le Maroc. L’imbrication et les effets de l’ultra-libéralisme affectent le Maroc économiquement et socialement, renforcent sa dépendance et accentuent les différences sociales. Le Makhzen "suit" le rythme de la mondialisation comme façade pour l'extérieur tout en conservant des traditions, des spécificités qui lui permettent d'asservir le peuple.
Cette volonté d'asservissement, ce mépris et ce non-droit n'ont pas entamé, comme ce fut le cas par le passé, la volonté de les combattre quel qu’en soit le prix.
Ici aussi, les expériences et sacrifices du passé, les choix de société, les objectifs de lutte doivent être audibles et visibles pour pouvoir les réviser mais non s’installer dans une « nostalgie » du passé militant. Ne faut-il pas rompre avec nos pratiques antérieures sans faire table rase du passé mais en donnant un souffle novateur au devenir humain dans ce contexte international ?
Pour Maroc Réalités
Hayat Berrada-Bousta
[1] - P. Pascon : »l’étude du phénomène colonial » R.J.P.E.M. n°5- 1er trimestre 1979 - Note de l’auteur
[2] - Henri Terrasse : ‘Histoire du Maroc »- Editions Atlantides, p440- Note de l’auteur
[3] - Lyautey : in « sociologie de l’impérialisme, de B.Herkassi Anthropos, Paris, 1971, p.132- Note de l’auteur
[4] - Nous n’avons pas la date exacte. Nous avons fait une évaluation approximative à partir du numéro 41 du mensuel Al-Asas daté d’avril 1982 : https://fr.shopping.rakuten.com/offer/buy/89949069/al-asas-n-41-la-bourgeoisie-immobiliere-au-maroc-revue.html
[5] - Vivianne Forester : « La dictature du Profit (une étrange dictature) »- Fayard, 2000-
En 1996, elle publiait « l’horreur économique » pour dénoncer l’idéologie libérale et le culte de la rentabilité.