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Abdelghani Bousta: interview avec le journal Elyassar Addimocrati

En 1996, Abdelghani Bousta accordait un entretien au journal « Al yassar Addimocrati », dont les propos ont été recueillis par Mohamed Moubaraki. Cet entretien  qui date de 25 ans a abordé brièvement différents sujets de l’heure dont le référendum du 13 septembre 1996, le projet de  régionalisation ainsi que les questions urgentes qui se posent au Mouvement démocratique marocain : le front démocratique, le dépassement du subjectivisme dans les comportements au sein du Mouvement progressiste,  la démocratie interne. Pour « réaliser la démocratie dans notre pays, il faut commencer par la concrétiser en nous-mêmes en premier lieu », disait-il. 

 

La situation que traverse le Maroc en 1996: un nouveau Aix-Les-Bains ?

 Pour Abdelghani Bousta, le  danger que traverse notre pays n’est pas nouveau : « l’ensemble des évolutions et les derniers dispositifs officiels économiques et sociaux avec leurs conséquences tant  quantitatifs que qualificatifs représentent en fait un tournant fondamental dans l’histoire de notre pays. »

Il rappelle la comparaison de cette situation avec celle des accords d’Aix Les Bains en précisant les limites de la comparaison en raison du contexte historique. Selon lui,  l’opération d’Aix les Bains en 1956 a fait avorter la lutte nationale et a privé notre peuple de sa souveraineté et de son indépendance réelle au niveau politique et économique. Il souligne que depuis 10 années, on assiste au  retour d’un néocolonialisme d’une nouvelle nature en raison non seulement du « réajustement structurel  sous les directives et les ordres du FMI et du capitalisme international » mais aussi de « l’échec d’une démocratie basée sur des fondamentaux que l’on connaît et, en cette fin du XXème siècle, à  la consolidation de la nature makhzanienne du pouvoir ». Selon lui, dans les deux cas il y eut « une opération d’avortement et un retour en arrière ». Il développe les conséquences des nouvelles mesures prises par le pouvoir qui hypothèquent «  nos ressources nationales pour les années à venir " et aliènent l’économie du pays aux propriétés privées et au Commerce International et par conséquent détériorent l’économie marocaine et détruisent les petites et moyennes entreprises en raison, entre autres, de la suppression des barrières douanières. Ne subsisteront alors « que les grands groupements d’entreprise de type ONA et consoeurs qui, à l’origine, sont liés à l’étranger ».

Pour lui, ce retour « à une colonisation économique se répercute sur la souveraineté populaire, la citoyenneté et la démocratie. » Au moment même où le combat démocratique se développait, ces nouvelles mesures ont fait avorter cette évolution et ont « freiné à l’avance les revendications de la classe ouvrière et verrouillé le dossier social dans le cadre d’un compromis insignifiant et truqué ». Abdelghani Bousta souligne certaines mesures qui ont codifié « la Constitution  de manière à négliger la souveraineté populaire et saborder les fondements de la démocratie » et ont confirmé la centralisation des secteurs essentiels vitaux.

 

Le référendum du 13 septembre 1996: une régression par rapport aux revendications du Mouvement progressiste.

Pour Abdelghani Bousta, les nouvelles directives «  ont visé à consolider et à codifier une situation juridique qui, depuis le début de l’indépendance, alimente la crise politique. ». Elles ont été une régression par rapport aux revendications du Mouvement progressiste, mettant aux oubliettes  « certaines revendications simples qui ne modifiaient même  pas le fond de la question démocratique : l’élargissement des pouvoirs du Parlement et la responsabilité du gouvernement à son égard ainsi que la nomination du premier ministre au sein de la majorité parlementaire ».

On retrouve les positions de Abdelghani sur ces questions dans son article " La démocratie mutilée".

Il souligne les fraudes, l’affaiblissement de la représentation directe « émanant du suffrage universel »  par la création d’une nouvelle chambre parallèle nommée indirectement et qui a les mêmes prérogatives que celles du Parlement. Dans le cas, dit-il,  d’un différend entre ces deux chambres dont les prérogatives vont se croiser « l’arbitrage est du ressort de l’appareil exécutif central ». Ainsi, selon lui «la  ratification de la nouvelle Constitution (dans son fond comme dans sa forme) est une régression par rapport à la situation antérieure qui elle-même réfutait les fondements de la démocratie à savoir la souveraineté populaire, la séparation des pouvoirs, la souveraineté du législatif et la soumission de l’exécutif à son contrôle, la primauté du droit, la reconnaissance de la citoyenneté… ». Cette régression explique l’appel au boycott et à la non-participation au vote de ce référendum.

 

Le  projet de régionalisation : quel est son sens dans le cadre d’un pouvoir central bureaucratique ?

Après avoir rappelé que la régionalisation, dans l’histoire des peuples, a souvent été une avancée rapprochant les responsables locaux aux citoyens, Abdelghani Bousta souligne que « la décentralisation n’a pas de sens dans le cadre d’un pouvoir central bureaucratique et en l’absence des fondements de la démocratie ». Cela, en effet, ouvre la voie à des autocraties locales : « Je crains que nous n'allions vers la formation de féodalités locales, à travers cette division régionale arbitraire et en définitive, vers l’augmentation du nombre de « circuits » de corruption et de chantage des citoyens (extorsion) »

 

Il n’y a de sortie de crise que par un long combat démocratique de large envergure 

La tactique politique aujourd’hui est « plus fine que la pointe d’une épée ». Elle devra suivre une ligne délicate et en même temps « éviter d’un côté les négociations et de l’autre l’infertilité dogmatique ». Pour Abdelghani Bousta, se contenter de la seule proclamation des principes et des slogans sans trouver des moyens organisationnels et pratiques pour répondre aux difficultés quotidiennes des masses populaires «  ne fait pas avancer la lutte démocratique sur le terrain. ». De même "abandonner, se résigner devant le fait accompli et rentrer dans des négociations au nom du réalisme affaiblit la crédibilité de la lutte démocratique et lui cause de graves dommages".

Face aux blocages et à la crise : un long combat « de large envergure  qui regroupe toutes les forces vives du pays pour une alternative de liberté et de démocratie et qui réponde aux  besoins vitaux de la population à tous les niveaux ».

En effet, ajoutera-t-il, les peuples et leurs combats nous ont enseigné que « la démocratie ’ s’arrache et ne se donne pas ».

 

Sortir de la dépendance 

Pour Abdelghani Bousta, la sortie de la dépendance nécessite la prise en compte de ce concept dans les réalités actuelles caractérisées par la mondialisation économique, commerciale, technologique, médiatique et politique : «  sortir de la dépendance dans les circonstances et les conditions internationales prévisibles ne signifie pas de rompre toutes les relations avec le monde extérieur et vivre en autarcie ». La nécessité et l’urgence est de « mettre fin à la dépendance organique avec le capital étranger qui exploite les ressources du pays au profit d’un néocolonialiste qui se renouvelle ». Il y a, selon lui, la nécessité de se diriger vers les peuples du Maghreb et du Monde arabe « pour construire des relations sud-sud conformes aux principes évoqués » et créer des « des espaces communs de développement au niveau méditerranéen en relation avec l’Europe ou autre."

Tout cela, selon Abdelghani Bousta, nécessite une auto-réforme très importante, un programme de développement libérateur au niveau national et dans un cadre démocratique. La sortie de la dépendance est partie intégrante de ce programme. « Notre pays stagnera malheureusement tant qu’il souffrira de la domination d'une minorité exploitante et parasitaire affiliée et liée aux intérêts du capital international ».

 

Un Front Démocratique Populaire est une nécessité urgente et doit prendre en compte la démocratie interne.

Un Front démocratique ne doit pas « être l’émanation d’accords ou de contacts au sommet entre les différentes directions. Mais, au contraire, il devra se construire à partir d’un processus de lutte à la base et par la lutte démocratique commune dans tous les domaines."

Abdelghani Bousta en énumère les axes principaux qu’il avait antérieurement soulignés dans une brochure des publications de "Attarik » :

  • Définir et respecter clairement et sans ambiguïté la ligne de « démarcation entre le bloc populaire et le bloc que représente la minorité exploitante ».
  • Dans cette alliance et la convergence sur les « objectifs d’étape », il est indispensable de «  s’écarter des méthodes d’alliance intéressé, dénué de principes et qui prendra fin au terme des intérêts personnels transitoires qui existaient avant sa formation »
  • Définir, après différents échanges, un programme démocratique et veiller à sa réussite dans un esprit de responsabilité,  « privilégiant les intérêts collectifs aux intérêts individuels ».
  • Prendre en compte la démocratie interne.

Si ces quatre axes, dit-il, « sont la colonne vertébrale de la constitution du Front démocratique, l’effort de constituer ce Front est en soi un acte militant ». Pour lui, la constitution d’un tel front demande beaucoup de patience et surtout un travail sur soi pour dépasser des désaccords secondaires. Il faut faire la distinction entre des divergences occasionnelles et les questions essentielles. C’est « un combat difficile qui se pose à nous en tant que militants démocratiques de différents courants ainsi qu’aux mouvements sociaux en général. »

 

Pour le Mouvement Option Révolutionnaire, réformisme comme populisme et aventurisme sont les deux faces d’une même monnaie.

Pour répondre à la question concernant le Mouvement Option Révolutionnaire,  Abdelghani Bousta qui en était l’un des initiateurs, fait un rappel bref de la création de ce Mouvement constitué en 1975, en tant que «  Mouvement Ittihadi rectificatif, par des militants de l’UNFP devenu comme on le sait USFP après son changement de nom en 1974 ». L’USFP a fait un virage à droite au nom du « processus de libération et de la démocratie » et du « consensus national et de la paix social ». L’objectif de ce Mouvement était de dénoncer et condamner « le complot contre notre peuple sous couvert de ' consensus national ' ». Abdelghani Bousta précise : « Il est clair que le Mouvement « Option Révolutionnaire » n’a jamais voulu créer une organisation ou un nouveau Parti au Maroc. Son objectif était de s’adresser aux militants à l’intérieur du pays et non renchérir ni créer une dualité organisationnelle à l’intérieur de l’USFP ». Il rappelle les conflits au sein de ce Mouvement qui condamnait à sa création le réformisme d'une part et l’aventurisme et le populisme d'autre part: ce sont  « deux faces d’une même monnaie » corrompue.

 

Les  courants de la nouvelle gauche : il faut espérer que cette force pourra exercer le dialogue démocratique transparent pour évaluer son expérience militante antérieure.

Abdelghani Bousta souligne l’intérêt qu’il apporte à ce travail et à son évolution d’autant plus, dira-t-il, qu’à «  l’intérieur de cette nouvelle gauche, j’ai des camarades  et amis que je respecte et que je considère quels que soient nos accords ou nos désaccords ». En ce qui concerne l’évaluation de cette formation, il précise qu’il ne peut pas  donner son point de vue car elle est encore dans une phase de travail, de restructuration, de précision de ses choix théoriques, politiques et organisationnels. Il espère que « cette force pourra exercer le dialogue démocratique transparent pour évaluer son expérience militante antérieure avec objectivité et qu’elle en tirera des leçons pour le présent et l’avenir et qu’elle  puisse se restructurer ». Toute synergie et tout combat militant commun entre différents courants du Mouvement démocratique sur des bases objectives et claires ne peut que renforcer le Mouvement démocratique. L’appel au boycott ou la non - participation au vote référendaire du 13 septembre en est un exemple positif.

 

Donner aux comportements entre camarades  la même importance que celle de nos positions et slogans politiques.

"L’individualisme pragmatique, le subjectivisme dans les relations entre militants ont fait et font encore de grands torts au Mouvement progressiste"

Selon lui, même si  la société marocaine conserve une mentalité féodale « malgré les manifestations d’une modernité formelle » et que le Mouvement progressiste, partie intégrante de cette société,  reproduit les séquelles de cette mentalité, « il n’est nullement concevable que toute force se considérant démocratique s’y conforme, l’accepte  comme une fatalité » et utilise les principes démocratiques quand cela l’arrange, selon l'opportunité.

 « Si nous voulons » précise-t-il «  réaliser la démocratie dans notre pays, il faut commencer par la concrétiser en nous-mêmes en premier lieu ». Sans cet effort le Mouvement démocratique ne mérite pas son qualificatif « s’il n’est pas prêt à concrétiser la démocratie en lui-même dans la forme et le fond de manière efficace et en progressant ». Sinon, l’individualisme, l’esprit de domination et l’absence de démocratie interne risquent « encore de provoquer des dégâts, des retards et des rebondissements dont ne profitent que ses adversaires et ses ennemis ».

Pour Abdelghani Bousta, comme il l’écrivait dans son article « Intégrisme ou démocratie au Maroc ? » il est urgent de résoudre ces problèmes internes au Mouvement progressiste et donner aux questions de comportement entre militants « la même importance que les positions et les slogans politiques ». Pour lui, le plus grand effort que tout démocrate devra faire quotidiennement est « l’effort pour dépasser nos faiblesses, nos habitudes pour nous améliorer et évaluer nos comportements en restant vigilants de manière continue. »

 

Pour conclure, Abdelghani Bousta souligne avoir surtout insisté sur des effets de la crise traversée par le pays « au nom du réalisme politique » et affirme que les combats pour la démocratie et l’Etat de droit  continuent et continueront, que la flamme de cette lutte «  restera malgré les tempêtes et les cyclones, alimentés par les conditions objectives tenaces. » et que la jeunesse marocaine « est prête pour la lutte de libération démocratique pour imposer ses droits légitimes». Le Maroc, conclut-il, traverse certes une situation objective pessimiste au regard de la dégradation de la situation économique, sociale et politique, mais « l’espoir existe toujours. (…) L’espoir, l’optimisme, la pérennité dans la lutte est la caractéristique des militants démocrates progressistes. »

 

 

Ce  mois de septembre 2021 trois élections se sont déroulées simultanément (législatives-régionales et communales). Même si la participation a été de plus de 50% selon le Ministère de l’Intérieur, les questions relatives  à la non-participation au vote ou au boycott restent et demeurent toujours un débat ouvert au sein du Mouvement progressiste. Celui-ci dénonce très justement un Etat de non droit et a toujours boycotté les différents référendums sur la constitution, le dernier en date étant celui de juillet 2011 suite au Mouvement de contestation du 20 Février. On peut comprendre qu’avoir des représentants au niveau communal et régional permettrait de se rapprocher des populations locales mais, en tenant compte du rapport de forces actuel, qu’en est-il des législatives ? Quelles évaluations de l’expérience d’une majorité du Mouvement progressiste participant à ces élections ?

Ce débat qui a lieu démocratiquement au sein du Mouvement progressiste ne devrait-il pas lui permettre de se pencher sur les fondements de son union dont la constitution demeure un acte nécessaire ? Les divergences secondaires, les individualismes, les questions de comportement au sein de cette union ne devraient-ils pas lui permettre de s’y appuyer « pour pouvoir les limiter, les circonscrire et les dépasser à l’avenir » comme le disait Abdelghani Bousta. L’alliance de différentes composantes progressistes ne reste-t-elle pas la seule réponse à une politique de non-droit, liberticide, d’impunité et de corruption institutionnalisée ?

 

Pour Maroc réalités

Hayat Berrada-Bousta